Le soir du vingt-quatre mars, je dus intervenir au 114, Pagan Road pour une affaire de coups et blessures. Le suspect sappelait John Ernest, sa victime était son fils âgé de seize ans, également auteur de la plainte. Dans la voiture qui me conduisait chez les Ernest, je soignai chaque détail de mon intervention en écoutant « Mad Daddy » des fugitivement psycho-bataves The Cramps. La chanson ne me fut pourtant daucun secours lorsque je découvris la véritable raison des violences paternelles. John Ernest mouvrit la porte, lair courroucé, et me désigna un adolescent obèse, étendu sur le sol, qui poussait des gémissements aigrelets. Son bras gauche paraissait démis, ce que je voulus vérifier en tâtant moi-même ladolescent qui geignit alors de façon insupportable dans mes oreilles. John Ernest nattendit pas que je lui demandasse des explications : « Ce sale petit con a tenté de mextorquer de largent pour se rendre à un concert de the kills ; jai refusé et lai enfermé à double tour dans sa chambre ; une heure plus tard, je monte surveiller sil na pas pris le large par la fenêtre et je constate alors quil est en train de punaiser un poster de the dépêche mode ! Officier, dois-je laisser laffront impuni ? Sur le bureau, une pile de disques canadiens et islandais ! godspeedyoublackemperor ! Jai saisi Knight, cest le nom du petit, par lépaule et la justice étant de mon côté, ma force se trouva décuplée ! » « Beau travail, approuvai-je. Mais pourquoi ne pas laisser votre fils prendre seul la mesure de lignominie de son goût ? Il en reviendra ; les temps sont difficiles, jélève moi-même un garçon et une fille, chaque jour je prie pour quils nagissent pas comme votre fils obèse ; je sais cependant que la tentation a dû les effleurer dacheter des disques islandais, peut-être ont-ils déjà cédé à linstant où je vous parle. Mais, M. Ernest, croyez que la lumière de la raison brille pour tous, votre fils, scrupuleusement guidé, saura la faire briller sur lui, je nen doute pas. » « Officier, vous ne protégez pas vos enfants, comment connaîtront-ils ce qui est bon pour eux ? » « Les principes que je leur inculque depuis la naissance, M. Ernest ! Pour lheure, ceux-ci sont refoulés mais ils révèleront bientôt leur puissance et leur justesse. Avez-vous initié dès lâge tendre celui dont vous souhaitez former le goût et le jugement ? Ce ne me semble pas le cas tant vous avez agi avec impétuosité, sans avoir douté quun jour la situation se présenterait ainsi et que seule la patience et lendurance constitueraient alors la réponse adéquate. Vous payez les conséquences dune éducation lâche et insouciante, vous navez pas pris au sérieux la lente maturation de lesprit psycho-batave, qui, vous en convenez, est néanmoins affaire de fulgurance et de vitesse des flux : lente maturation/exercice foudroyant, ce paradoxe nourrit ma réflexion depuis son commencement. Maintenant, je vous demanderai de nous laisser seuls, moi et votre gros fils. » « Officier, japprécie votre sollicitude : faites comme bon vous semble. » Jinvitai Knight à me joindre près de lâtre tandis que le père séloignait pour vaquer à quelque tâche ménagère. Ainsi débutai-je mes uvres éducatives dont je ne doutais pas quelles feraient un jour ma réputation.
Boulter Lewis patrouillant dans les rues de Concord (Ma)
« Knight, la médiocrité de ton jugement nest pas en cause ; tu admireras le fait que je tolère tes errances, que je les excuse, et que si tu souhaites persévérer, je ne my opposerai pas. Mais il y a une histoire que tu dois connaître, qui traite de lhéritage, de lamour quon lui témoigne, de la nécessaire trahison de cet héritage, et enfin de laccès, joyeux et désolé à la fois, à un stade supérieur du sentiment : cette histoire est celle de The Charles et de leur 45 tours « Motorcycle ». Que sais-tu de lannée 1967 ? Quelle signification revêt-elle pour toi ? The Charles permettent dentrevoir ce que représenta cette année ultime et funeste, lannée où la musique se sépara delle-même, et du projet mondial qui la définissait. 1967 vit naître la prétention, lesprit de plomb, la divagation droguée, elle mit un terme plus ou moins respecté à leffusion psycho-batave, et beaucoup estiment que San Francisco en fut la Babylone. Il y eut, pendant le printemps de cette année, une période de latence pendant laquelle surnagèrent quelques mémorables témoignages de lesprit passé, impression similaire à celle que procurait la filmographie du grand Lucio Fulci en 1976. The Charles, qui nétaient pas des décadents, parce quils nérotisaient pas la putrescence de la beauté, The Charles portaient avec bravoure les armes fanées dune vieille maison, sans quil entre dans cette fidélité une quelconque morbidité. The Charles comprirent que lannée 1967 allait balayer tout ce en quoi lesprit de la musique sétait incarné, si bien que leur « Motorcycle » tire sa force de lhommage poignant quil rend au fondement vieux loup du garage-rock, tout cela en un geste typiquement psycho-batave. Pourquoi le style vieux loup et non pas le style italo-américain ou pédé progressif - ce dernier te qualifiant, gros garçon ? Laccointance vieux loup/psycho-batave savère plus pertinente dans le genre considéré, peu arrangé, moins faste, doù sa fragilité : à la même époque, le style italo-américain ne souffre aucun déclin, et jusquen 1972, il enfante des chefs-duvre éclatants, notamment « The Night » de The Four Seasons. Quant au style pédé progressif, sa domination sétend et comme il sagit dun style large, protéiforme, tout ce que le pédé progressif offrait de meilleur céda devant le pire. Nous nen sommes pas revenus. Alors « Motorcycle » de The Charles Penchons-nous sur les plus sûres jouissances psycho-bataves, celles dont on dit quelles sont indépassables. On saperçoit que pris à lécart, lélément mélodique, ou bien lélément rythmique, peut se parfaire ; lindépassable, cest la chance unique dune conjonction, le surgissement dune combinaison inédite. Ces combinaisons (non les parties) ont en elles une certaine perfection, une suffisance qui les rend sources de leurs actions internes et pour ainsi dire, des automates incorporels. Nen déduis pas, Knight, que le psycho-batave se résume à une économie générale, car lincident est la particule motrice, le subtil appel dune totalité fortuite et hors de ce monde. Si extérieurement la forme du psycho-batave consiste en une économie, on objectera quil manque à cette description un principe danimation, cest là toute la différence, que vaut en effet léconomie, la tenue proprement italo-américaine de « Seven Rooms Of Gloom » de The Four Tops, sans limmense vie qui la fait imploser, sans le dynamitage céleste immodéré ? « Motorcycle » se présente, lui, plutôt comme un milieu, réunion opaque et précaire de discordances : entre le format et la progression des accords, entre la voix et le chur, entre linstrument et larrangement. Le vieux loup rôde parmi les colonnes intuitives de ce garage killer. Vieux loup : la virilisation comique de la voix, le lissé de lorgue, la guitare mélodique qui tutoie le chant, etc. Et psycho-batave : le geste naturel du refrain, le beat abrasif, certaines ponctuations de guitare rythmique. « Motorcycle », jeune bouffi, est cet interrègne fait de rapines, en vérité très 1967. Combien « I Keep Tryin » de The Jay-Jays se situe sur un autre segment, une autre couche de temps et dhumanité Là, le psycho-batave est dans ses droits, en sa plénitude entièrement tissée de fulgurances. Vois-tu, « Motorcycle » emblématise ce printemps 1967, et nous qui savons ce que les années futures ont proposé, nous pouvons aujourdhui affirmer que « Motorcycle » est le symptôme dune vieux-loup-isation du style psycho-batave. En croyant rendre hommage au père, les psycho-bataves The Charles devinrent à leur tour le père. La révérence se double dun vieillissement : combien émouvant cet instant où saluant notre aîné, on prend conscience que lon est soi-même, mais pour dautres, un aîné. Knight, voilà ce que tu devais connaître. »
Je croise de temps à autre les Ernest, rien nindique que mon intervention a définitivement pansé les plaies de cette famille. Alors je fais mon job.