La nature perverse et capricieuse de Randall Webb se manifesta avec éclat lorsquil mannonça la prochaine étape de notre périple : Dresde, ancienne capitale de la Saxe, région hostile et martiale a priori contraire au surgissement de lessence psycho-batave. Mon sang se glaça dépouvante lorsque le sardonique Webb ficha son doigt richement paré sur lendroit de la carte où figurait Dresde. Impossible, avais-je protesté, lAllemagne est le sanctuaire du rock gothique, du rock planant, du rock hard ! Là-bas, le système philosophique salimente de plomb, lhumour se dégrade en farce rustique, la séduction nopère que par vociférations et coulées de sueur ! Randall Webb, naturellement, se gaussa de mes craintes quil mit sur le compte dune méconnaissance de ce quétait lAllemagne, et surtout du pouvoir cathartique quun tel pays ne manquerait pas dexercer sur mon esprit « capucin », cest le mot quil a employé presque aussitôt, comme sil avait préparé depuis longtemps, à force de mobserver, et sa décision de nous exiler en Saxe et son argumentation dont le coup principal était bien ce « capucin » qui matteignit comme une gifle, un esprit « capucin » comme le mien, poursuivait Randall Webb, devait éprouver sa valeur au contact dune terre rugueuse, étrangère au style et à la pensée, à moins que cette dernière ne tourne en système, quelle ne convertisse son agilité en une productivité insatiable, quelle ne se fasse léquivalent dans le domaine spirituel dune usine darmement et, ajoutait-il, rien ne servirait mieux les intérêts de votre cause que de savoir comment transmuer quelques intuitions brillantes en une machine de guerre, comment améliorer certains propos mondains, certaines outrances privées au point den faire des missiles et des tanks, rappelez-vous Guitar Wolf : « Missile Me », concluait-il, satisfait de son point dorgue à lheure où vous et moi pleurions la perte de Billy Wolf. Quel autre choix avais-je ? Randall Webb nous acheminait à la résolution de lessence psycho-batave et en refusant de le suivre, je mettais un terme à toute notre entreprise. Alors nous partîmes.
Comme de juste, le meilleur hôtel nous accueillit, mais nous le dûmes cette fois aux relations personnelles de Randall Webb, qui se défiait prodigieusement de Legendre. Celui-ci, que le zèle et lempressement avaient déserté, trompait sa déception en multipliant ses assauts en direction des femmes de chambre, quil aimait brunes et grasses. Bien que ses fonctions auprès de nous se trouvassent réduites, je ne le renvoyais pas, en prévision des jours où Randall Webb rejoindrait son destin. Legendre nourrissait une aversion sans pareille pour notre compagnon mais lorsque Webb grondait au sujet de ses chaussures qui navaient pas été cirées, des journaux qui navaient pas été déposés sur la table, des cartes de visite qui navaient pas été distribuées, son emportement était tel que Legendre, étouffé de terreur, exécutait sans délai la tâche quil avait négligée. Après que loffense eut été réparée, Randall Webb se lançait dans un sermon abstrus sur les valeurs et les devoirs de la domesticité, sermon que Legendre devait ensuite répéter mot pour mot et dont il devait enfin gloser les parties les plus délicates. Enflammé par ses prouesses oratoires, Randall Webb, dune démarche puissante et athlétique, venait me trouver dans le salon de musique où javais pris lhabitude de déjeuner. Chaque matin, jessayais de convaincre lorchestre de ne plus jouer ces insipides ballades fabriquées à Philadelphie dans le plus total irrespect envers le mood italo-américain, je leur expliquai que The Impressions, en revanche, méritaient toute leur attention et quils devraient par conséquent, sappliquer à en jouer luvre intégrale. Je sentais alors quune main retenait mon épaule : « Vous ne les aurez pas comme ça ! Ces Allemands ont la tête dure ! Ici les femmes trouvent billy paul sexy. Vous comprenez maintenant pourquoi je vous ai emmené ici ? Rien ne vous est acquis, Monsieur Poire, tout vous résiste : cest lAllemagne ! Ah ! Ah ! Ah ! » Et cétait sans doute afin de défaire quelques liens supplémentaires avec mes patries délection que Randall Webb nous guidait ensuite vers le cours de tennis de lhôtel. Nos matches se confondent pour moi, qui perdis à répétition, toujours sur le même score, dune manière identique. Mais à lissue dune de ces défaites, dont le but consistait autant à mhumilier quà grandir le génie de Randall Webb, se produisit une confession des plus sobres et des plus stimulantes à la fois, une de ces confessions dont vous, Jean Pop 2, aimez à recueillir les fruits féconds, je veux parler dune confession sur la nature de lessence psycho-batave.
Léquipement sportif de Randall Webb, bien que datant de lannée de 1975, ne présente aucun manque : trois raquettes, une en bois, deux en métal, du matériel de tension, des boissons protéinées, des serviettes-éponges, des bracelets de force. Son attitude sur le cours se signale par une extrême nervosité et la volonté constante de battre ladversaire sur ses points faibles, qui dans mon cas concernent tous les secteurs du jeu. Randall Webb pratique un tennis offensif à base de volées spectaculaires : il ne ménage pas ses efforts, sans considération pour la valeur du jeu adverse, et va même jusquà contester quelques points chanceux que jinscrivais à mon insu. « Vous navez pas gagné un seul jeu, Poire ! Votre ébahissement devant mon inventivité, mon charisme et mon endurance vous prive de tous vos moyens. Il est vrai que sil métait donné de jouer contre moi, je ne doute pas que je perdrais moi aussi : mais heureusement, je ne suis pas mon propre adversaire. Ah ! Ah ! Ah ! Noubliez pas la douche, Poire. » Lorsque plus tard je devais rejoindre Randall Webb au salon de thé, et que je ly trouvais engloutissant des quantités inhumaines de pâtisseries, celui-ci repassait en détail chaque phase de notre match et analysait avec beaucoup de minutie les raisons techniques et tactiques qui faisaient sa supériorité sur le court. Je devais convenir quil avait été, du premier point au dernier point, un joueur dexception, que si je souhaitais porter mon jeu au niveau du sien, cela me demanderait des années de recherche et de labeur, quenfin je gagnerais à minspirer de ses postures psychologiques qui sont celles dun champion, parce que, M. Poire, insistait Randall Webb, on ne saurait prétendre au psycho-batave si lon ne devient pas un champion, si lon ne mobilise pas son énergie au service de la victoire totale et cruelle, toute victoire psycho-batave est totale et cruelle, elle chante les qualités éminentes du vainqueur et fait comprendre à ladversaire quil nest pas de taille, que faute de pratiquer le style psycho-batave, il ne quittera jamais lornière de la médiocrité, aussi je vous pulvérise sur un court de tennis parce que pour lheure, vous méritez dêtre pulvérisé. Or, une fois, Randall Webb dérogea à son principe de suffisance. Il me parla de lété 1966, où lui fut révélée labsolue tendresse du style psycho-batave.
« Lannée 1965 a été pour moi celle du Texas ; des miracles musicaux avaient lieu chaque jour de la sainte semaine dans des bourgades dont vous ignorez tout. Au bout dun temps, les miracles sespacèrent et je sus quil me fallait quitter le Texas. Je me souvins alors que javais une tante dans le New Hampshire. Ma tante, qui a toujours été la meilleure personne pour moi, me proposa dans une lettre, que je garde par-devers moi, de venir dans ce quelle appelait « le royaume du psycho-batave tendre », ma tante, voyez-vous, refusait de considérer une entité comme le psycho-batave tant que lon ny avait pas introduit de nuances, elle me faisait remarquer que les très nombreuses essences végétales de la Nouvelle-Angleterre lui avaient appris à raffiner nimporte quel concept, à tel point que leffort inverse, celui de la synthèse, lui répugnait hautement, elle me disait : « Randall, ne pense pas rassembler sous un concept unique des réalités éparses, nimagine pas que le psycho-batave soit un, car celui que jai sous les yeux, et il sagit bien dun style psycho-batave, celui-là ne doit rien à The Barons, à The Cynics. Il y a, en Nouvelle-Angleterre, une variété de psycho-batave très singulière, quil me faut baptiser le psycho-batave tendre. »
La sublime Cassietta Webb, tante de Randall Webb
Jétais intrigué, Poire. Peu après, je vérifiai les théories de ma tante en assistant au concert de The What Fours, dans un club appelé The Marble Faun. The What Fours venaient du Massachussets, doù était également originaire lami dont je fis la connaissance ce soir-là, Boulter Lewis. En vérité, si ma tante avait été laiguillon de la curiosité, Boulter Lewis avait été la foudre de la connaissance. Boulter me procura les assises théoriques du psycho-batave tendre, et par là, je compris que jallais devoir modifier lorientation de mes recherches. Lui et moi, nous vîmes The What Fours, dont la prestation timide ne devait pas laisser de souvenir autre que la chanson « Eight Shades Of Brown ». Boulter et moi, nous ne retînmes de ce concert que la chanson « Eight Shades Of Brown », nous névoquâmes ensuite ce concert que pour discuter à linfini le charme de la chanson « Eight Shades Of Brown », et ce que Boulter ne voulut pas voir, cest que très tôt javais considéré la chanson « Eight Shades Of Brown » comme le sommet du psycho-batave tendre, dans mes écrits ultérieurs la seule chanson « Eight Shades Of Brown » donnait une idée de lincomparable magie du psycho-batave tendre, cela, Boulter qui était natif de la région, ne pouvait le comprendre parce quil vouait une admiration égale et instruite à plusieurs groupes de la Nouvelle-Angleterre, parce que, pour une sensibilité aussi analytique que la sienne, il ne convenait pas délire parmi un genre le groupe qui en assumerait le mieux lidée, Boulter mais aussi ma tante ne tolèrent pas que les idées subsument les êtres, Boulter et ma tante traitent les groupes psycho-bataves comme les espèces végétales du Vermont, avec un raffinement maladif, avec une science experte de la nuance, mais je venais dailleurs, javais un goût et une science tout aussi experte que la leur de lidée, et à moi seul, que la Nouvelle-Angleterre navait pas bercé dès son enfance, était réservé de sublimer la Nouvelle-Angleterre, de la faire tenir en tant que fantasme dans une forme entre toutes, et cette forme, Poire, qui désormais enfante pour moi le génie poétique de la Nouvelle-Angleterre, cest The What Fours, plus précisément la chanson « Eight Shades Of Brown » de The What Fours. La chanson « Eight Shades Of Brown » possède un titre parfait puisquil comporte un chiffre, un état de la lumière et la couleur des forêts, et rien dans la musique ninfirme cette perfection initiale, à commencer par la superbe mélodie du couplet, sa progression en accords mineurs et la résonance inquiète, pourtant limpide, de son motif de guitare. Si je fixe mon esprit sur cette inquiétude si originale, invoquée à nouveau dans le merveilleux pont, je découvre quelle a été suscitée par le paysage-même de la Nouvelle-Angleterre, une promenade en forêt au cours de laquelle le promeneur décèle des signes antiques, des scènes de sorcellerie, tout un passé puritain alliant la forêt et la mort. Les jeunes hommes puritains qui composaient The What Fours ont été visités par le fantôme légendaire de leur pays, une visite non glorieuse mais morbide parce quelle a causé linquiétude, parce quelle a révélé à dinnocents puritains la violence de leurs ancêtres puritains, cette visite a brisé lillusion dune nature amicale et dune Histoire paisible, elle a inauguré le règne de linquiétude plutôt que de lindignation, simplement parce que les jeunes hommes puritains qui composaient The What Fours excellent dans lart de la politesse, de la dissimulation et de la révérence, personne nattendrait deux lemportement vulgaire dun pédé progressif de San Francisco, personne nattendrait deux une réaction autre que linquiétude, qui est le sentiment métaphysique premier. Cest pourquoi, Poire, par cette connivence avec leffroi, comme si lon pensait sa ressemblance avec lobjet de notre crainte, comme si lon se savait familier de ce que lon redoute, cest pourquoi la chanson « Eight Shades Of Brown » reste le chef-duvre inégalé du psycho-batave tendre. »
Randall Webb me fit signe de le laisser, et jobéis. Il semblait que le phénomène dinquiétude, davantage quun objet détude, avait surtout caractérisé lhistoire personnelle de Randall Webb. Je ne devais donc pas sous-estimer la valeur affective de certaines de ses confessions. Quelque prochain jour, je pourrais être forcé de prêter assistance à un homme que tous ses succès arrogants navaient au fond pas guéri de son incurable mélancolie.
Bien à vous, Jean-Pierre Paul-Poire