Notre histoire débute, d’après l’état de mes recherches, dans le village d’Auburndale, ville de Newtown, Massachusetts. Ce superbe pays abritait, abrite encore, Norumbega Park, dont mon père disait qu’il était le meilleur endroit où emmener sa famille les dimanches et jours chômés. J’ai marqué une hésitation sur le choix du temps parce que Norumbega Park n’est aujourd’hui que l’ombre de ce qu’il fut, à la veille de la guerre, lorsque les amusements et attractions coloraient la vallée, que les régates soulevaient des clameurs enthousiastes chez les étudiants, et que les chanteurs favoris du crime organisé se succédaient au Totem Pole Ballroom, provoquant des pâmoisons chez les épouses de nos messieurs du Massachusetts. Je visitai une fois cet ancien Eden, en 1958, et mon père ne retint pas ses larmes à la vue des planchers pourrissants, des machines en sommeil, et des eaux murmurantes. Ainsi Auburndale était redevenue la paisible bourgade qu’elle devait être avant 1897, date à laquelle Norumbega Park avait ouvert ses portes. J’aime Newton et les villages qu’elle fédère. Au contraire de mon père, je les ai toujours connus pour ce qu’ils resteront sans difficulté, des havres de tranquillité et de confort. Il est de fait très naturel qu’un orchestre Psycho-Batave, s’il y voit le jour, éprouve un sentiment plein de triomphe bruyant et perturbateur. Il symbolisera alors son avènement par l’adoption d’un patronyme agressif. Cet orchestre, Don, exista, et il se fit appeler The Psychopaths. Il est essentiel, pour commencer, de comprendre que le son des Psychopaths est modelé sur une interdiction. Celle-ci, en tant que principe, a beau former le coeur de l’éducation de chaque héritier des Pères fondateurs, elle se doubla néanmoins d’une autre, réelle, notifiée par les parents du bassiste, dans le garage desquels les Psychopaths enregistrèrent « Till The Stroke Of Dawn » et « See That Girl ». Les trois camarades ne devaient pas dépasser un certain niveau sonore, afin de ne pas embarrasser ni les parents eux-mêmes, ni leurs voisins, ni, enfin, la police montée d’Auburndale.
A la vérité, on finit par entrevoir que l’embarras possède aussi une face secrète et non, Don, Dieu n’est pas en cause, parce que l’embarras ultime est celui qui nous frappe lorsque se lève en notre conscience l’Image de la Présence Horrible. Tout habitant des campagnes du Massachusetts connaît cela. D’autres l’ont connu, qui n’étaient pas natifs du Massachusetts. Mais ceux-là l’ont poursuivi, tandis que l’homme du Massachusetts sait qu’au cours de son existence, il affrontera l’Image de la Présence Horrible. Alors on veut préserver les membres des Psychopaths, en se doutant que l’affrontement est inévitable ; ce retardement qu’on lui reprochera ensuite définit la paternité. Un témoignage littéraire a révélé au monde la malédiction dont je te parle. Le père d’Henry James fut retrouvé recroquevillé sur le sol de sa maison, les traits du visage figés en une expression de terreur absolue, sous la fenêtre de son cabinet, où il aperçut une forme noire et vibrante qui semblait le considérer du fond des ténèbres. C’était l’Image de la Présence Horrible. Cette même Image a surgi devant les membres des Psychopaths alors qu’ils jouaient « Til The Stroke Of Dawn » et « See That Girl » : elle a réduit la basse au silence, elle a obligé la batterie à contraindre sa joie, et lui a intimé un jeu de cymbales circonspect, elle a commandé à la guitare de vite rassembler ses timides arpèges en des accords frêles, mineurs, mais rugueux tout de même, le type de grattement que l’on qualifie d’austère, elle a, enfin, étranglé le chant, sans doute sur la voie de la clarté, égosillement tragique pour ses auditeurs. L’empreinte de la peur, Don, a fait le son inimitable des Psychopaths ; elle seule nous explique comment cette musique, si avare de débordements, si rigoureuse dans sa composition, charrie néanmoins une passion lugubre et dangereuse. Et nous renouons peut-être avec ces paradoxes que nous détestons, comme cette musique surf du Nord de la Nouvelle-Angleterre, intense à force de contemplation, plus intérieure au surfer, à son appréhension de la vague, parce qu’étrangère aux fêtes qui se donnent sur les plages. Cela ressemble à un manifeste pour la musique « mentale », comme on dit, alors je veux bien convenir que le tressaillement ressenti à l’écoute des Psychopaths est la meilleure expérience de musique « mentale » que je connaisse. Parce qu’il est donné au seul esprit de mesurer la puissance contrainte dans le corps apeuré de cette musique, puissance que nous n’inventons pas, dont nous percevons les frémissements dans ces accords, cette mélodie, cette rythmique qui continuent vaille que vaille, sans jamais diminuer leur présence, de soutenir leur propre désir. Cette musique veut exister, elle veut se perpétuer et s’épandre, en dépit de l’Image de la Présence Horrible. Comme tu t’en doutes, Don, l’Image m’a surpris il y a peu, la forme noire et vibrante, et en cette heure de crainte, celle de perdre Randall Webb et avec lui, le Psycho-Batave, je ne garde pour moi que ces deux chansons du plus grand groupe d’Auburndale, ville de Newton, Massachusetts.
The Psychopaths - See the girl
The Psychopaths - Till the stroke of dawn