-Boulter Lewis, je vous livre mais ne vous abandonne pas, à la très salutaire pestilence de la terrible Chambre Terrible, en espérant que vous n’y défaillirez pas à l’exemple d’une jeune couventine qui verrait pour la première fois le lupanar auquel la destine un bien méchant oncle.
Uder Mermouch sourit avec étroitesse et me laissa observer le contenu de cette pièce, qui devait être l’antichambre du lieu où se tenait Jean-Pop 2. Et je dus me pencher sur les quelques objets qu’elle contenait pour seulement commencer d’y réfléchir. La main, cette main que Mermouch me faisait miroiter, occupait mes pensées, aussi je m’agaçais de la contrainte qui m’était imposée de vaquer dans cet endroit sans inspiration ni goût. Les objets dont je relevais la présence étaient sans exception extrêmement déplaisants. Je soupirais. Alors Mermouch, dont c’était le tour de s’agacer, décida de rompre là mon inspection de la Chambre : « Y voyez-vous clair, Lewis ? Ou bien la dureté de votre périple a-t-elle atrophié votre jugement ? Est-ce là le fier Chief Lewis de la redouble garde-montée de Concord, Massachussets, le bras armé du Psycho-Batave, celui qui alliait au sûr maniement du gourdin une perspicacité et un cœur tels qu’ils le firent remarquer de Randall Webb qui vit en lui non seulement un directeur d’opérations mais aussi un directeur de conscience auprès des jeunes populations suburbaines de son Etat ?
- Je peux admettre, Mermouch, que dans l’isolement où vous croupissez, vous élaboriez de longues joutes du Discours, et que trop heureux d’accueillir ce que dans la langue de Buvnana, on nomme un Phrère, vous lui fassiez subir le résultat courroucé de votre activité mentale. Mais à la décharge de celui qui vous écoute, embarrassé, sachez qu’aujourd’hui, peu après mon arrivée au pied de l’Elbourz, on m’a initié aux Mystères du Bulgare et évoqué devant moi, avec une grande pudeur, la mort du génie Marvin Marty. Considérez que ma cervelle a été nourrie à foison.
- Bon. Il n’y a donc pas lieu d’y revenir. La Chambre Terrible, Lewis, a été conçue pour répondre à la marche négative de l’esprit chez certains individus, parmi lesquels vous comptez peut-être. Les uns accèdent immédiatement à leur désir, ne le poursuivant que pour ce qu’il est et se moquant, ignorant ce à quoi leur désir se heurte ; les autres ne connaissent pas cette facilité d’élection, il leur faut d’abord, et ensuite régulièrement, écarter des désirs infâmes, ceux-là doivent vivifier leur amour en détestant ce qui trahit cet amour, ils adoptent une marche négative de la pensée, par dégoûts stimulants, si vous voulez. Rien n’est enviable dans cette disposition d’esprit, elle oblige celui qui en est pourvu à toujours se frotter à la mauvaise engeance, sa mauvaise engeance : il ne lui est pas offert de goûter simplement et immédiatement à son désir, il doit l’affronter à ce qui le menace pour en sentir le prix. Il est évident que les premiers sont enviés par les seconds, parce qu’on ne retire aucune connaissance valable de la fréquentation de son ennemi quand on recherche chez lui, non sa nature, mais un point à partir duquel, comme un ressort, on revient plus aimant vers son désir à soi. La tendance est présente chez l’enfant qui ne veut entrevoir le monstre que pour le bonheur de se cacher, ou bien lorsqu’il regarde la neige ou les éclairs, puis s’enveloppe de chaudes couvertures. Je vous parle d’enfants, parce qu’ils sont souvent considérés à tort comme les êtres immédiats, alors que bien des comportements chez eux révèlent déjà un art du médiat. Bref, notre Chambre Terrible recèle une concentration assez conséquente de ces petits artefacts propres à susciter l’irritation d’un Psycho-Batave et qui vous prépareront à la compagnie onctueuse de notre cher Jean Pop 2.
- Une sorte de purge, n’est-ce pas ? Qui vous dit que j’appartiens à cette seconde catégorie d’individus, celle dont vous prétendez qu’ils adoptent une « marche négative de l’esprit » ?
- Oh, je ne suppose rien du tout sur votre appartenance à telle famille d’esprits. Utilisez cette Chambre, ou bien ne l’utilisez pas. Je vous l’ai présentée, cela ne signifie pas que je vous y destine, que je vous en recommande l’usage. Vous faites comme bon vous semble, gros Yankee.
- Pardon, pourquoi ajoutez-vous « Gros Yankee » ?
- Pas de méprise, Lewis. Je ne suis pas comme Poire et d’autres, tombé sous le charme du Sud : toute cette fascination pour la terre maudite et aristocratique est source d’affèteries que je n’apprécie pas. Par « Yankee », je voulais vous signaler mon attachement pour ces Etats industrieux et pratiques du Nord, leurs belles institutions, leurs impeccables établissements bancaires et universitaires. Quant à « gros », il suffit à prouver que je ne suis pas hypocrite au point de nier la corpulence de mon interlocuteur, que je l’honore et lui souhaite de durer.
- Vous prétendez ne pas m’obliger à écorcher mes nerfs dans cette pièce et cependant, vous ne semblez pas m’indiquer d’autre issue.
- Parce que vous n’en voyez guère, que vous ne recherchez pas cette issue, au fond.
- Ce type d’argutie passe toute mesure, je m’en vais vous briser les vertèbres et je n’emploierai pour cela que mes mains !
- Gare, Lewis ! »
Soudain, je fus en mesure de comprendre le défi qui m’était lancé, quand mon regard se posa sur un médiocre foulard multicolore, et alors, par coups d’œil successifs, tout forma un système de représentations qui figura pour moi les règnes honnis du Psycho-Batave. Le moindre objet révélait son ennemi et mon esprit fut tout entier soulevé de la colère des Titans. Le lecteur me permettra de renoncer ici à tout effet dramatique, auquel je préférerai une synthèse claire de mes observations. Jamais je ne pus nommer aussi exactement les exécrations du Psycho-Batave, jamais je ne vis d’aussi près la nature de ce qui, pendant les quatre dernières décennies, flétrit le cœur de mon ami Randall Webb.
Une première série d’objets se regroupait sous l’idée du Règne de l’Animal, toutes conceptions grossières, appuyées, de la musique. Il y avait d’abord nos opposants les mieux connus, les Hippies crasseux de San Francisco, qui furent les promoteurs du flou, du nébuleux, de l’interminable, qui exposèrent les fins tissus du Psycho-Batave au soleil meurtrier du concert à ciel ouvert, dont l’avatar le plus obscène est bien le « festival », et qui plus tard fournit le cadre attendu aux manifestations abjectes du « folklore ». Cela, la scène WASP du folk l’avait par ailleurs déjà réalisé, mais comme on s’en doute, une initiative de la Nouvelle-Angleterre n’est jamais généreuse, elle se laisse oublier et n’engendre guère de rassemblement. Les Bouchers du rock « metal » et « progressif » entérinaient et cette dissolution des rapports et cette massification, du volume, de la durée, des instruments, de la structure. Boucherie, oui, liée à la bêtise des instincts et de la culture. On n’opposera pas trop facilement une musique instinctive à une musique cérébrale, quand ce qui détermine la valeur d’un instinct ou d’un mouvement de l’esprit est bien l’usage droit que l’on en fait. De ce point de vue, celui d’un usage stupide et faux des instincts et de la raison, nous jugerons que Black Sabbath, Genesis et les Sex Pistols sont un seul et même groupe, parce qu’ils pataugent dans la même merde. Je terminerais la description de ce Règne par son espèce la moins soupçonnée : les Anglocentristes, qu’ils enveloppent leur carcasse galeuse de l’Union Jack ou bien exacerbent leur dandysme. L’anglocentrisme est cette tentation qui révèle combien nous nous déterminons par rapport aux gigantesques Etats-Unis : nous en rejetons la culture du spectacle, qui ne nous paraît pas convenir à l’intelligence et au goût, mais nous reportons notre affection sur le pays d’Europe qui, entre tous les pays d’Europe, a enfanté les Etats-Unis. Les Anglais ne sont ni les plus subtils, ni les plus pervers, ni les plus raffinés, ni les plus choquants. Hormis The Beatles et Joe Meek, tout est allé de travers dans ce pays, que les fiertés 1.nationale, 2. prolétaire, 3. urbaine, ont remisé parmi les régions à folklore. L’Angleterre du Music-Hall, telle que Greg Shaw, d’un regard absolument neuf et englobant, la vit un jour. Ce désastre folklorique, un groupe nous permet de le saisir dans sa progression : The Kinks, et un autre groupe a toujours témoigné de son horreur, souillant d‘abord le mouvement Mod, inventant l’opera-rock, et culminant dans le stadium-rock, ce groupe haïssable quatorze fois, le plus immonde de tous, est The Who, dont nous reparlerons tant le pédophile Pete Townshend est décidément l’addition de toutes les tares que nous évoquons ici. Lou Reed lui-même ne témoigne pas d’une telle complétude dans l’abjection.
Pete Townshend
Une deuxième série d’objets faisait écho au Règne de la Magie, auquel participent malgré eux, certains bons éléments du Psycho-Batave. Les chamans, qu’on dit « possédés », en constituent le premier groupe, en nombre et en importance. Non contents d’abasourdir ou de négliger la musique à l’avantage de leur personnalité dégoulinante et totalitaire, ils renouent avec l’image romantique et primitiviste du Poète. Cette image avait son sens, sa pertinence dans la première moitié du XIXème siècle, dans le domaine littéraire surtout, mais au cœur de la révolution Psycho-Batave, elle est un embarras, une honte, et même une vomissure. En outre, le chaman transpire, il transpire tellement que la transpiration devient le signe de son élection. Il ne s’agit pas d’une transpiration de traître, c’est la transpiration des entrailles, qu’on croit la mesure de la sincérité, de l’urgence, cette même-transpiration est le corollaire enfantin de « l’inspiration ». Dans sa forme extrême, le chaman laisse place au prophète, qui associe au délire narcissique une volonté de contrôle, qui a bien compris que le premier, par sa puissance démonstrative, pouvait nourrir la seconde. Très souvent, le shaman suit la pente qui le mène au prophétisme : ainsi Jim Morrison. De plus rares fois, il se désempêtre de tout cela à la faveur d’un accident qui lui apprend le ridicule de sa posture. Bob Dylan connut cette lucidité : du chaman qu’il fut, il n’y eut nul prophète. Les pâtres , enfin, désignent la variété la plus inoffensive de nos « inspirés » ou « possédés » ; si leur douceur bucolique inverse les manifestations les plus sordides décrites plus haut, on doit néanmoins s’inquiéter de la confiscation de l’idée de poésie dont ils se rendent actuellement coupables. Les pâtres sont ceux-là même qui se sont emparés de l’enfance, de ce qu’ils lui supposent de candeur et de créativité ( !) pour l’affronter aux conflits de l’âge adulte ou aux peurs profondes de l’être humain, et obtiennent pour tout résultat le « doux-amer », comme on dit, « l’acidulé-poivré », le « lisse-rongé de l’intérieur » et autres fadaises bêtement contradictoires.
Une troisième série d’objets renvoyait au Règne du Peuple. Plus que jamais, le souci du Peuple, de son approbation, marque les temps contemporains. Le goût des Peuples nous caractérise. Il faut les connaître, les pratiquer, et les honorer. Il est aujourd’hui très scandaleux de décréter la nullité spirituelle ou artistique d’un Peuple. Nous sommes tout de suite suspectés d’allégeance aux théories nazies. Les protélaristes/prolétarophiles jouissent d’un immense crédit qu’il est quasi impossible d’entamer. L’histoire ancienne de la musique populaire américaine est en effet liée à la représentation du Pauvre, celui des champs et celui des villes. Quantité de très belles œuvres Psycho-Bataves, à l’image des « Workin’ Man » et « Low-Class Man » de Dean Carter, continuent de nourrir la mythologie du Prolétaire. Il ne faut donc pas la traiter de haut et pourtant, il convient de s’en défier quand celui qui s’en réclame recherche un traitement populaire d’une matière populaire. Le Peuple est bon dans les mains des Nantis, parce que lui-même, le peuple, est incapable de se saisir dans une forme artistique satisfaisante. Les romans d’amour français du XVIIème Siècle mettaient en scène des bergers, comme la vieille poésie latine, et c’était un divertissement de Cour. De même, les Prolétaires ne doivent pas être ceux qui offriront de leur vie une représentation artistique correcte. Le Psycho-Batave l’exige, qui méprise Bruce Springsteen, prolétarophile notoire, dont l’humilité feinte n’a jamais produit que de grasses et grossières tranches de rock FM. Avec l’ultra-stylisé « Dode’s Kaden », Akira Kurosawa fait davantage en faveur du Pauvre que l’œuvre entière du plus infect ressortissant de l’Etat du New Jersey, qui, nous le suggérons maintenant, afin de préserver l’aura très Psycho-Batave qui est la sienne, doit interdire de séjour Bruce Springsteen, et l’exiler au Pays Basque, ou bien en R.D.A. Nous ne prendrons pas la peine d’accabler les piteux Humanitaristes qui ne trouvent pas de Peuple à leur mesure dans le quartier résidentiel, protégé et surveillé, où leurs villas de magnats de la pornographie s’érigent, et qui, par conséquent, reportent leur affection sur des tribus amazoniennes, dont le savoir millénaire et l’éthique de vie si pure forcent l’admiration. Notre peine, nous la prendrons davantage à l’encontre des révolutionnaires, saliveurs impénitents, parce qu’ils ne sont évidemment pas les véritables révolutionnaires. Le Psycho-Batave a reconnu l’infinie promesse d’une vie meilleure dans la musique de The Gestures, et a refusé très nettement les singeries bruyantes des MC5. Mais puisqu’il s’agit d’évoquer les musiques qui, en leur temps et au-delà, firent l’effet de missiles, je me rappelle, les larmes aux yeux, ces temps de prosélytisme où, tâchant de mon mieux de pallier l’absence de Randall Webb, parti en Floride puis en Europe, j’apprenais aux jeunes générations à bien séparer le geste à la fois cinglant et amical du Northwest Sound du geste lourd et empâté du MC5, j’attirais leur attention sur les saines et simples propositions de The Wailers et fustigeais la bave rhétorique et musicale du premier groupe de la décadence de Detroit.
MC5
Une quatrième série, enfin, symbolisait le Règne du Mondain. Et j’entends par là autre chose que la mondanité, plutôt le mauvais génie des villes, la pègre de l’avant-garde, tant est avéré le fait que nulle avant-garde n’est désormais possible ou acceptable depuis que les sociétés occidentales sont devenues richissimes au milieu des années 1960. J’ai toujours considéré que la véritable avant-garde était l’ultime fantaisie de l’aristocratie, comme son chant de l’irresponsabilité. Irresponsabilité devant la valeur marchande d’une création. Ce sens de l’irresponsabilité étant perdu à jamais, l’avant-garde n’est plus envisageable, et si l’on persiste à en parler, celle-ci n’est qu’une farce. De ce règne que j’appelle Règne du Mondain participent certains escrocs au premier rang desquels le putrescent Lou Reed et le bouffon Frank Zappa. J’ai à de nombreuses reprises connu le bonheur de cogner sur le premier mais le second, je l’ai toujours fui avec application. Lou Reed est en effet sujet à des crises de laconisme ou de mutisme qui rendent supportables sa bastonnade ; tandis que Frank Zappa, vous pouvez craindre qu’il se mette à gesticuler et à pérorer, qu’il ricane entre deux slogans qu’il aura lancés contre l’uniformisation ou le capitalisme. Les décadents sont les chiffes-molles idéales, ceux dont la passion pour l’ordure et l’excès invitent presque à les détruire, afin de les constituer eux-mêmes, à leurs yeux, comme des réalisations parfaites. Don Creux, lorsque nous partions en quête de putains expertes à Tijuana, goûtait fort peu mon acharnement contre les musiques locales, et m’asséna une fois : « La ville aussi a ses ploucs, et, Boulter, mec, tu ne les accables pas assez ». Les décadents sont les ploucs de la ville ; comme ceux des campagnes, ils célèbrent avec morbidité leur quant-à-soi. Je trouvai là une raison supplémentaire de décrier le turpide Lou Reed. Au cours des années qui suivirent, marquées par la disparition de Don Creux, l’étiolement mental de Marvin Marty et l’étrange asile néerlandais de Randall Webb, je perçus Lou Reed comme un publiciste. Car un temps vient où le décadent désireux de rencontrer le marché doit non seulement étaler sa maigre et triste collection de fétiches mais surtout s’efforcer d’en renouveler la présentation. Alors l’esprit du publiciste se fait jour, cet esprit qui ressasse quelques motifs plus du tout choquants au point de les faire passer pour ce qu’ils n’auraient pas dû être : des banalités. Frank Zappa est-il plus infâme ? Le satiriste finit de nous écoeurer avec son cynisme convenu et l’insigne médiocrité de sa vision musicale. Il cherche bien entendu à déconstruire ces musiques commerciales, débilitantes et radiophoniques qui piègent nos consciences, et à cette fin, très naturellement, il maîtrise l’idiome du Jaz. Oui, le satiriste aime le Jaz, qui possède un cerveau.
Un groupe de jaz
Je n’en pouvais plus. Le Jaz vint à bout de ma ténacité. Je manquai de m’effondrer lorsque Mermouch me retint par le bras : « Je vous avais promis une main, Lewis : elle approche. » Et nous quittâmes enfin la Chambre Terrible, qui m’avait exténué et dont je pouvais espérer qu’elle relèverait ma jouissance, sitôt la porte franchie. Une lumière douce fondit sur moi.