-Une main d’enfant momifiée, dites-vous.
Il s’en fallut de peu que je tombasse évanoui aux pieds du boutiquier français. Je revis tout dans mon esprit : la bonhomie de John Ernest, la maigreur nerveuse de Randall Webb, le spectacle du Helluva, le mouchoir de tissu dont Sean Bonniwell frottait sa tempe droite, et bien sûr, le projet de conspiration et le récit terrifiant qui accompagna notre déjeuner. Je compris instantanément que la mort de Randall Webb avait été décidée ce jour-là. Celle de Sean Bonniwell suivrait. Le meurtrier était au fait de la vengeance ourdie par les deux amis un jour d’avril 1971, et je souffrais de m’avouer l’admiration que je pouvais porter à un être aussi patient, aussi tenace et aussi invisible. Je tâchai de n’en rien laisser paraître devant François Becquerel dont je devais redouter qu’il me confondît.
-Poursuivez, Becquerel.
-La petite main m’a été remise à Milan. Son histoire, à ce que j’en sais, a part liée avec la révélation Psycho-batave. Ses chantres, du moins, le prétendent, et leur conviction me suffit. Le prix qu’on en exigeait étant raisonnable, je l’acquis sur-le-champ.
-Où est la main ?
-On me l’a dérobée. Quand je quittai Milan, la main n’était déjà plus en ma possession. Et la nature de mes activités implique un tel secret que je ne peux absolument pas engager de détective, ni déposer de plainte. Jean Pop 2 ignore tout de l’affaire, c’est préférable.
-Pourquoi m’avoir mis dans la confidence ?
-Les gens de loi veulent la vérité et celle-ci leur est due.
-Soupçonnez-vous quelqu’un en particulier ?
-Mes soupçons me portent vers celui-là même qui m’a cédé la main. Voyez-vous, il ne coûte rien à un voleur de voler à nouveau ce qu’il a déjà volé. Pour la raison précise qu’au moins, son acheteur croira à son innocence.
-Qui est-il ?
-Lou ride.
-… Becquerel, je veux que vous soyez très attentif au récit que je vais entreprendre devant vous. Ne m’interrompez pas, et surtout, ne déviez jamais vers un objet arbitraire, comme vous le faites, semble-t-il, habituellement. Etes-vous physiologiquement disposé à l’attention ? Becquerel, nous allons le vérifier tout de suite.
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Au début de l’année 1976, moi et Tantine avions assisté à une projection de Leave The Wine On The Table, fabuleux long-métrage de Marvin Marty, le maître du film de cave. L’œuvre avait dérouté les aficionados du grand Marvin, avec ses longs monologues entrelacés, son spiritisme affiché, son final solennel où retentit l’objurgation tant attendue, et que j’ai apprise par cœur : « Je ne sache pas de civilisation qui n’ait ruiné son accomplissement. Le moment Psycho-batave est passé, mais qu’avez-vous fait pour le retenir ? Non ! Laissez le vin sur la table. » Tantine avait tout compris, et elle me dit qu’il s’agissait là d’un sommet de la filmographie de son auteur. Hélas, nous étions à New York, et la remarque de Tantine plut à certain charognard, monstre d’envie et de boursouflure, artiste lessivé et malodorant. Celui-ci s’agitait déjà au milieu d’un cercle de spectateurs qui buvait les paroles du bonimenteur et parfois, opinait du chef. Tantine s’approcha et d’un signe, me pressa d’intervenir. Je frappai l’individu aux mollets. Lorsqu’il fut à terre, Tantine prit la parole, et rien n’entrava le torrent de ses phrases vengeresses : « Reste à terre, chien warholien ! Les habitants de cette bonne ville de New York ne veulent plus que tu les bernes avec tes préjugés obsolètes, et le peuple, qui aujourd’hui est ton tribunal, t’accuse d’avoir séparé sa ville de son destin Italo-américain. Qui es-tu, lou ride, sinon l’instigateur le plus fourbe et le moins soupçonné du rock progressif dans la cité de The Mystic Tide ? Comme les canadiens hirsutes et les anglais sortant des art schools, tu as tout rogné, rongé et corrompu. Mais contrairement à eux, dont la balourdise et l’ignorance se présentent telles quelles, tu as joué sur deux camps, afin de protéger tes arrières. Tu as séduit les Vieux loups, en beuglant ton attachement au rock’n roll à la manière de bruce springstine, en faisant croire au monde entier que ton groupe de jeunesse, das velvet underground, était un groupe méconnu et mésestimé, alors que toutes les revues de la planète savaient, elles savaient que tu étais le chaperon vérolé d’andy warhol. Ne viens donc pas insulter mon intelligence en invoquant l’obscurité : The Descendants, eux, n’ont jamais quitté leur quartier, ils n’ont pas voyagé, comme ton groupe, à Los Angeles, et, pourtant, ils étaient détenteurs du sauvage « Lela ». Tu n’as jamais rien su de l’underground, le reste de ta carrière de publiciste démontrera qu’en revanche, tu savais tout de la vitrinisation (ce concept vient de Tantine) de l’underground. Puis, tu as conquis les Pédés progressifs. Bien t’en a pris, puisqu’il leur revient la tâche pourtant noble de raconter la formation et l’évolution des genres. On a fait de toi, avec ton consentement, une sorte de chantre de la décadence urbaine contre la prétendue uniformisation hippie du mouvement Psycho-batave. Il a fallu que les très délicats et très aveugles Pédés progressifs grossissent pour cela tes ennemis, du moins ceux que tu désignais comme tes ennemis, et qui étaient en réalité tes partenaires ontologiques. On t’opposait, à l’intérieur de New York, aux pâtres Simon & Garfunkel : leur absence de duplicité les hisse à trente coudées au-dessus de toi, gnome syphilitique, déjà, musicalement, le brave Paul Simon est d’une supériorité écrasante sur toi, mais même côté littérature, il est, lui, exempt de clichés, ouvert à la multitude des histoires et des lieux. Ce qui m’offre un biais pour revenir à mon accusation primitive. Oui, lou ride, tu as beau être couvert par la communauté Vieux loup, qui fuit comme la peste, à laquelle tu ressembles beaucoup, tout effort d’intellectualisation, tu appartiens bel et bien aux Pédés progressifs. A leur image, tu envisages ton œuvre dans le cadre de l’Histoire de l’art, et tu tâches à ta manière sotte et puérile de répondre à la question : comment dignifier l’essence populaire de mon travail ? Si j’y parviens, raisonnes-tu, je serai un Moderne. Le plan est manifeste : une couche de perversion d’Europe Centrale, une couche de littérature stupide d’universitaire new-yorkais, une caution street-storyteller, mais hélas, pour toi, tu n’as pas un millimètre cube de la vision de Phil Ochs, une couche de saturation galloise, et l’argument imparable : malgré le déchaînement électrique, je peux caser des ballades pleurnicheuses. Certaines de tes chansons, notamment en 1968, sont assez réussies, je dois l’admettre. Cependant, tu les gâches profondément par le niveau de prétention et de pose qu’elles supposent, venant de toi. Oui, tu agis de concert avec les barbons du rock progressif, en souhaitant ériger le rock en monument d’art populaire et contemporain. Eux, dans leur naïveté, invoquent le jaz, Bach et Sibelius, toi, tu fais de même avec la littérature. Ce procès, je ne saurais l’intenter à Bob Dylan, parce que Dylan, c’est le vif-argent, jusqu’en 1967, c’est la vitesse Psycho-batave. Je te l’intente à toi, parce que tu es prévisible, parce que tu es une émanation sans nuance de la supercherie de l’art mercantile. J’entends dire que, par défi, tu t’apprêtes à publier un album entier de saturation. Tu marqueras durablement les esprits, n’en doute pas, fils de lépreux. Je t’abandonne, avec réticence néanmoins, cette chanson de The Namelosers : « That’s Alright ». Pour que tu comprennes à quel point des hommes, dont tu ne souhaites pas qu’ils respirent, dès 1965, avaient déjà tout accompli en matière de saturation. Tu croiras entendre l’effondrement précipité de centaines de poutres en fer, cela suffira à te fasciner, mais tu ne pourras nier que cela n’empêchait pas ces somptueux Suédois de composer une mélodie parfaite, de créer une dynamique audacieuse, de jouer sur un rythme sans défaut. Retourne dans ta cavité, crotale mortifère, et médite. Boulter, tu peux ranger ton gourdin, laissons lou ride ramper jusqu’au trottoir.
Vous comprenez maintenant, Becquerel, de quoi il retourne ?
-Oui, oui, j’ai toujours trouvé que le jaz était une musique de snobs.
-…
-Alors, on prend un café ?
-Je dois partir. lou ride doit justifier ses actes.
-Très bien, je vous accompagne.
-Becquerel, je vous en prie…
-M. Lewis, vous me plaisez, et je peux vous être d’une grande utilité.
-Bon. Soit.
The Namelosers - That's alright