Copenhague, aux murs roses et aux théâtres dorés, vit se dérouler l’épisode le plus mélodramatique de notre quête. Que la ville fût devenue un haut-lieu du psycho-batave ne constituait pas la raison de notre halte, qui était que Randall Webb y avait un frère, Tobby Webb, tailleur qui jouissait d’une belle réputation dans toute l’Europe du Nord. Les deux frères ne s’étaient pas parlés depuis près de quinze ans, sans qu’aucun motif de discorde ne vînt éclairer la nature de cette longue et pénible séparation. A ce que je pus déduire des propos sibyllins tenus par Randall Webb lors de notre voyage en train de luxe, il semble que ce dernier ait toujours essuyé le mépris de sa famille, qui souhaitait évidemment qu’il embrassât une carrière respectable. Tobby, qui était le cadet, consola la famille Webb de la défection du fils aîné, en choisissant la voie de la couture, où il ne tarda pas à créer d’immenses bénéfices, grâce, notamment, insiste Randall Webb, à une certaine malignité commerciale qui serait la signature du tempérament Webb. « Poire, je travaille depuis le jour de ma naissance à l’éradication pure et simple de cette tare familiale ».
Je sentais à mesure que nous approchions de Copenhague que l’esprit de Randall Webb était tout entier tendu vers la rencontre imminente avec Tobby Webb, et je m’étonnai de trouver mon jovial compagnon dans de si sombres humeurs. L’incessante activité intellectuelle de Randall Webb s’abîmait dans de muettes ruminations qui ne laissaient pas de m’inquiéter. Mon trouble augmenta en apprenant de Legendre que celui-ci avait perdu toute sa bourse par l’effet d’une sournoise machination ourdie par Randall Webb qui, désireux de tromper la vigilance de Legendre, l’avait invité à un cercle de jeu (sous une identité avantageuse, cela va de soi), où des gens du meilleur monde, du moins d’un monde différent de celui de Legendre, s’adonnaient au whist et au piquet jusqu’à l’aube. Là Legendre, enthousiasmé par le vin de Tokay et les femmes galantes, ébloui par l’extrême facilité qui nimbait les gestes et les paroles de ses partenaires de jeu, oublia toute mesure, et ses impitoyables adversaires le plumèrent jusqu’au dernier sou. Randall Webb avait quant à lui amassé un profit considérable ; aussi proposa-t-il bruyamment de rembourser une partie des dettes de Legendre. Le pauvre maître d’hôtel se croit à présent le débiteur de Randall Webb et c’est le plus sincèrement et le plus loyalement qu’il sert désormais les volontés de son bourreau, tout en vouant une haine inextinguible à ceux qui le ruinèrent au piquet et au whist. Cette conspiration morale qu’avait planifiée Randall Webb ne faisait cependant briller aucune lueur de malice dans son œil ténébreux : plutôt que célébrer son triomphe, comme il eût normalement fait, Randall Webb observait un calme australien. (voir à ce sujet l'article "Rock Australien et fin du monde" )
La famille Webb en 1952 : en haut à gauche, Randall ; dans les bras de sa mère, Tobby.
Nos bagages furent déposés dans une consigne, car nous devions reprendre notre chemin sitôt le dîner achevé. Pas un seul mot ne me fut adressé durant le trajet, de la gare au restaurant, et ce silence, en vérité, me reposa en ce qu’il n’annonçait nulle épreuve me concernant mais une épreuve personnelle pour Randall Webb, dont j’allais être le témoin abasourdi. Tobby Webb nous avait précédés. C’est un homme de petite taille, aux joues tombantes et au front dur, qui par de lents battements de cils communique une sorte de torpeur à ce qui l’entoure, sauf bien entendu à Randall Webb, qui, avant même de s’asseoir, agrippa un serveur boîteux pour passer commande : « Une pintade aux morilles et une bouteille de whisky irlandais ». Nous prîmes place et pas un de nous ne parla. La commande arriva, Randall Webb dévora sa pitance et vida en quelques traits la bouteille de whisky irlandais. Alors il toisa son frère avec rage et humeur, et il le fit avec tant d’abnégation que Tobby Webb trembla lorsqu’il émit un triste « Quoi ? ». « Mon frère ! Poire, mon frère Tobby ! Tu as dû imaginer que c’était l’envie, une banale affaire d’envie, qui a causé notre rupture, comme si quelque chose d’aussi vivant qu’une rupture peut avoir un sens lorsque nous appliquons ce terme à notre famille, il s’agirait plutôt d’un ensevelissement, voilà qui ressemble aux manières qui sont les nôtres, à vos manières puisque je renie absolument tout de cet infect passé qui me lie à toi, à Père et à Mère, je te suis hostile comme au premier jour, Tobby, non pas, je le répète, parce que tu as assumé le rôle que Père m’avait destiné, je l’exècre autant que je te vomis, je te suis hostile parce que ton idiotie, ton inculture, ta haine profonde de l’art et de l’esprit me poursuivent encore, et je comprends qu’on doit vivre tout le temps avec ceux qui furent nos premiers ennemis, les premiers destructeurs de la beauté et de la sensibilité que sont les membres d’une famille, qui vous rivent toujours à celui que vous étiez avant de penser pour la première fois, avant de devenir une personne intéressante, qui intéresse les autres et parfois même les séduit, une personne valant bien plus que les habitudes grossières qui la constituèrent pendant qu’elle s’éveillait sous le regard de ses parents, comme si ces habitudes anciennes avaient un quelconque rapport avec la personne que je suis devenue, par mes propres soins, inventés par moi-même, mon originalité que j’ai dû arracher à la gangue familiale, et que jamais je n’ai été tenté d’abandonner, lorsque la vie m’a accablé, qu’elle s’opposait résolument à mes désirs, qu’elle retardait ma création, j’aurais pu juger puériles et vaines les imaginations que je nourrissais et j’aurais alors songé à rabattre mon orgueil, à devenir tel que vous me rêviez, or tout, absolument tout me retenait de céder à cet appel mièvre et funèbre à la fois de la famille, de l’idée de famille, c’est-à-dire de rapports réglés et improductifs entre les êtres, je n’ai jamais accordé foi à cette utopie, pas que je n’en eusse été capable, car tout le monde, quand l’énergie sommeille au point de s’évanouir, tout le monde lorsqu’il est au plus bas de la volonté et du désir, tout le monde peut sombrer dans la famille, elle est ce qui nous récupère quand notre esprit nous quitte ou quand il s’effraie de sa dissipation, l’amour que je n’inspirais pas et qui finissait par m’aliéner des jeunes femmes dont j’aurais au moins souhaité l’amitié, l’amour m’inclinait souvent à choisir la famille, non pas notre famille, mais le comportement familial, la décence et la sobriété, parce qu’à chaque fois que je n’inspirais pas l’amour, je finissais par dégoûter celle que je convoitais, et il n’est pas sûr que ce dégoût puisse s’expliquer par un geste ou une parole que j’ai eus, il était bien souvent une réponse défensive et éloquente de la part de la jeune femme à des sollicitations qu’elle ne voulait pas combler, mais chaque fois, ce dégoût me jetait dans des transes insupportables, et c’est seulement là, au bout de cette détresse du cœur mais aussi de l’esprit, que je songeais à l’idée de famille, pas notre famille, pas non plus une famille que j’aurais fondée, mais le comportement familial de décence et de sobriété, or il m’apparut que cette idée de famille jamais ne me conviendrait, que je préférais le dégoût tel qu’il m’accablait parce que mon essence est celle d’un créateur, la création imaginaire est ce pour quoi je vis, je ne peux plus diriger mes forces et mes pensées sur une activité autre que la création, tout en moi converge vers la création, la critique et l’amour sont les deux mannes principales de ma création et je suis à présent certain que la critique et l’amour veulent l’annihilation de l’idée de famille, en quoi toute la haine de la création se trouve résumée, la famille, l’idée de famille appelle depuis toujours la mort de la création, se conformer à l’idée de famille signifie tuer la création, c’est substituer à l’énergie spirituelle un fonctionnement biologique quasi végétal qui vous fait accomplir les activités les plus laides, qui vous fait prononcer les mots les plus hideux, qui vous fait concevoir les idées les plus sottes et les plus dégradantes, c’est tuer ce que j’appelle la création et que seules une certaine informité, une certaine cruauté venant de moi et venant d’autrui peuvent stimuler en même temps qu’elles me blessent et me précipitent dans le ridicule, c’est cette informité et cette cruauté qui néanmoins me sont utiles du point de vue de la création, pas l’ignominie de l’idée de famille, que, pour moi, tu personnifies plus qu’un autre, Tobby. » Et brusquement, Randall Webb jeta une liasse de couronnes dans la soupière, puis, me tirant à lui, nous quittâmes l’endroit avant que j’eusse fixé dans ma mémoire la réaction de Tobby Webb, duquel j’avais oublié de me soucier pendant la tirade de son frère. Au pas de course, nous atteignîmes un canal solitaire que cependant la nuit étoilée peuplait de feux volatiles qui sont autant de témoignages de la mobilité des affaires humaines. Randall Webb tâchait de suivre les unes après les autres les formes et les places successives d’une même lueur. « Poire, prenez ce que vous trouverez dans la poche gauche de mon veston, et remettez-le moi ». J’obéis. « Un Magnum 45, Poire, légèrement modifié au niveau de la crosse, dont vous pouvez apprécier la rondeur et le poids. Ainsi modelée, la crosse de ce Magnum 45, qui a abattu des drogués, des hippies et des jazzmen, adhère à la paume, elle ne laisse pas l’air s’infiltrer et plus essentiel, elle assure la meilleure trajectoire. Ce Magnum 45, que l’on m’a procuré en 1971, c’est-à-dire peu après ma rupture avec l’essai poétique, je compte l’utiliser contre vous, Poire, et contre moi. Nous méritons de mourir, nous méritons d’être délivrés d’un monde où le Psycho-batave n’a plus cours. C’est fini, Poire. Dès 1964, Roy Orbison savait que c’était fini puisqu’il chantait « It’s Over », et plus j’y pense, plus je comprends que la chanson d’amour, dans le cas de Roy Orbison, est au fond davantage qu’une chanson d’amour privé, circonstancié et intra-mondain , comme l’est la majorité des chansons d’amour, et plusieurs parmi elles, même si elles se concentrent sur un objet défini, n’en sont pas moins de très grandes chansons d’amour. Seulement Roy Orbison a hissé son exigence au-dessus des exigences communes, pas en fuyant l’objet défini et en s’attachant de façon ostentatoire à l’objet indéfni, Roy Orbison n’était pas du genre à mépriser l’amour privé, circonstancié et intra-mondain, il ne chante d’ailleurs que cela, et il chante en plus ce qui excède l’amour privé, circonstancié et intra-mondain. Au terme de cet amour, si l’on se place sur la ligne des événements, on trouve la perte, et au-delà de cet amour, si l’on se place sur l’horizon du sens, on trouve l’abandon.
Que Roy Orbison chante le terme et l’au-delà de l’amour, je l’ai compris après plusieurs écoutes quotidiennes de la chanson de 1964 « It’s Over ». Je m’interrogeais en particulier sur l’usage de la seconde personne. Il serait réducteur de n’y voir qu’un masque, d’ailleurs Roy Orbison emploie la première personne dans toutes ses chansons à l’exception de la chanson de 1964 « It’s Over ». Si Roy Orbison a recours à l’emploi de la seconde personne, l’explication la plus satisfaisante est qu’il élabore un discours sur la nature humaine, parce qu’il était temps pour lui d’ajouter à l’amour privé, circonstancié et intra-mondain la dimension supplémentaire de l’amour en tant que composante substantielle de notre nature. De toute manière, pour ce qui regarde l’amour privé, circonstancié et intra-mondain, dont il avait médité le terme avec autorité, Roy Orbison ne pouvait dépasser la splendeur poétique de « Cryin’ » où l’on peut entendre : « I love you even more than I did before/But Darling, what can I do ?/For you don’t love me/And I’ll always be/Cryin’ over you ». Il faut toujours prêter une attention non mesurée, une attention délirante à ceux qui savent chanter « You don’t love me », pas « You won’t love me » ni « You can’t love me » mais « You don’t love me », c’est là, Poire, ce que votre cœur peut crier de plus douloureux et de plus atroce. Roy Orbison, après avoir traduit définitivement le terme de l’amour privé, circonstancié et intra-mondain, a chanté l’au-delà de l’amour, qui est l’abandon, qui est l’amour en tant que composante substantielle de notre nature, l’amour en tant que composante substantielle et destructrice de notre nature, qui abrite en elle les moyens de sa propre destruction, qui favorise et ne prétend au fond qu’à sa propre destruction. En 1964, Roy Orbison, sur les mesures d’introduction de la chanson « It’s Over », chante « Your baby doesn’t love you anymore », en égrenant les syllabes de l’adverbe « anymore », ce qui a pour effet non seulement de créer une temporalité mais aussi d’annuler cette temporalité. L’amour qui passe s’achève et la possibilité de l’amour cesse, l’amour s’achève après s’être déroulé et la possibilité de l’amour ne se présentera plus. Après avoir vécu et chanté la perte, Roy Orbison se confronte à présent à l’abandon, c’est-à-dire qu’il se confronte au monde en tant qu’homme qui a dépassé ce monde, lui qui, finalement, résume et le style Italo-américain d’où il s’est inventé et l’espèce humaine dont il est une réussite absolue et en même temps terrible, Roy Orbison est une réussite absolue et terrible, il porte au plus haut l’idée d’être humain sensible mais c’est un coup fatal pour l’être humain en général. Ce coup est tellement mortel que les interlocuteurs de Roy Orbison dans la chanson de 1964 « It’s Over » ne sont pas des êtres vivants ni même des succédanés ou des inventions d’êtres vivants. En 1964, Roy Orbison s’adresse au vent, aux étoiles filantes, aux couchers de soleil, aux arcs-en-ciel et ceux-ci en retour s’adressent à lui en la plus formidable sentence métaphysique qui soit : « That’s all, that’s all ». La répétition de « That’s all », Poire, signifie que nous devons penser les deux sens de l’expression, à savoir que tout est fini, et que ce n’était que cela, l’amour et la possibilité de l’amour se sont éteints, et avec eux, la nature humaine, qui repose sur l’amour et que l’amour terrasse, la nature humaine ne signifie pas plus que l’amour qu’elle contient, qui l’anime et la perturbe à la fois. Poire, au nom de Roy Orbison, je vais maintenant vous ôter la vie en me servant de ce Magnum 45 à crosse modifiée, puis je me supprimerai. »
Tout en discourant, Randall Webb avait continué de fixer les miroitements de l’eau. Alors, avec une rapidité et une présence d’esprit que je ne soupçonnais pas en moi, je le poussai dans le canal et m’enfuis. Lorsque je fus arrivé à la gare, je me rappelai soudain que la clef de la consigne devait être restée dans la poche du veston de Randall Webb. Je devais plaider mon cas devant la personne préposée aux consignes mais je ne la trouvai pas. A cette heure aussi avancée de la nuit, les officiers et les membres du personnel se faisaient rares ; des solliciteurs nombreux et très bruyants se disputaient les services des quelques malheureux qui travaillaient là cependant. Je m’assis sur un banc pour attendre mon tour quand une main glacée vint se poser sur mon épaule : « Poire, mon cher Poire, venez dans mes bras… Je n’en peux plus, tout cela m’épuise, vous allez me conduire à Jean Pop 2. » Randall Webb, son Magnum 45 à la main, pleurait comme un enfant et comme une vieille femme.