Pays rude mais accueillant, la Slovaquie avait été distinguée par mon ami Randall Webb pour servir de cadre à nos entretiens. J’ignore ce qui le lie à cette partie de l’Europe centrale, qui je l’avoue m’est parfaitement inconnue, et que je n’imaginais pas propre à ravir les sens de mon ami. C’est du moins là que nous arrêtâmes pour un temps notre périple. Nous eûmes à souffrir les lamentations de Legendre, décidé à n’obéir qu’à un seul maître, alors que l’étiquette exigeait de moi que je louasse ses services à Randall Webb. Même en doublant les appointements, je ne pus obtenir de Legendre qu’il accomplît ses tâches régulières. Alors Randall Webb, peu satisfait de mon manque de sévérité, représenta à mon valet les tortures qu’il avait infligées à lou reed, il laissa entendre que l’impertinence ne connaissait qu’un moyen d’être châtiée et que son bras pouvait s’abattre avec la même dextérité sur lui ou sur des individus comme lou reed. Legendre, dont la nature était nourrie de toutes sortes de superstitions, considéra avec crainte les paroles de Randall Webb, et c’est de bien mauvaise grâce qu’il reprit son service auprès de nous.
Nous passions nos après-midi séparément. Le soir seulement, nous nous retrouvions dans des circonstances toujours identiques et veillions fort avant dans la nuit claire de Bratislava. Nos entretiens, qui roulaient sur le thème de l’essence psycho-batave, ennuyaient bien vite les visiteurs occasionnels, et tous se retiraient sans attendre un signe de notre part. Trois heures s’écoulaient, et Randall Webb quittait la pièce richement meublée adoucie par le feu de l’âtre. Il gagnait alors un hôtel particulier, dont l’enseigne figurait un opossum mélancolique, en compagnie d’une jeune prostituée à la peau brune, qui n’était jamais la même. Je devais pendant ce temps vaquer à mes propres occupations et le rejoindre deux heures plus tard, équipé d’un dictaphone. Ce bizarre rituel pouvait s’expliquer de la manière suivante : comme il apparaissait que Randall Webb n’était ni plus brillant ni plus inspiré au terme de ses fornications, cette mise en scène devait m’être destinée, à moi seulement, qui étais le sujet de l’expérience. Randall Webb souhaitait donc que je le visse partageant sa couche avec une professionnelle du plaisir, afin que je comprisse deux choses : 1) son énergie était intacte 2) quand le sexe était en jeu, Randall Webb, tel Donald Fagen en 1976, convoquait les meilleures. Bref, il fallait que je saisisse l’exigence de la démarche. Quelquefois, Randall Webb m’appelait pour me faire assister à la fin de ses ébats, mais il était trop fier pour m’inviter à prendre sa place et je devais apprécier avec aigreur les prouesses de mon camarade, à qui cependant je ne reprochais jamais son attitude. Un de ces soirs de vexation, Randall Webb me sembla préoccupé. Après avoir raccompagné son hôtesse à la porte de l’hôtel, il revint et me désigna un portefeuille vert sombre placé en évidence sur un guéridon dessiné par le grand Boulle. Il me dit d’en examiner le contenu. Je découvris une photographie pâle sur laquelle cinq jeunes gens, quatre alignés et le cinquième à mi-hauteur au centre, fixaient avec beaucoup de concentration et de calme l’objectif. Leurs tenues étaient noires, leurs cheveux indiquaient avec certitude que nous étions en 1965, l’année des chefs. Ce qui me sidéra immédiatement était la perfection du maintien, la discipline gestuelle dont faisaient montre les cinq personnages, et l’un d’entre eux, le cinquième, ressemblait trait pour trait à Franz Kafka, pourtant originaire de Prague. A les contempler tous les cinq, je sus que j’étais en présence d’une icône de type psycho-batave, je pouvais entendre une musique rapide, fine et féroce, une musique dont la gloire et la vérité pouvaient rendre fou, une musique dont vous et moi Jean Pop 2 connaissons le prix insigne et qu’il faut guetter imperturbablement chaque fois qu’elle se manifeste. Je levai les yeux et Randall Webb articula avec précision : « Vous tenez entre vos mains, Poire, un cliché psycho-batave de Larry & The Blue Notes ».
J’en perdis le souffle. « Savez-vous, Poire, qu’il ne se passe pas un seul jour sans que j’examine cette obscure photographie ? J’aimerais pouvoir situer les émanations du génie sur les corps de ceux qui l’ont porté, à moins bien sûr que la perfection des traits et de la pose ne soit à l’origine du génie. Larry & The Blue Notes, auteurs de « In And Out » et de « Night Of The Sadist », sont originaires de Fort Worth : la scène de Fort Worth, Poire, est la plus conséquente de toutes les scènes, et vous ne devriez pas mourir avant d’en connaître chaque nom. Mais, sachant que vous êtes peu avancé, en tout cas beaucoup moins que votre mentor Jean Pop 2, il y a peu de chance pour que vous atteigniez cet idéal. Vous devrez alors déléguer à vos enfants, surtout à vos bâtards qui seront plus nombreux, cette tâche noble et prométhéenne. J’ai cependant de l’estime pour vous, car Larry & The Blue Notes, je le sais, vous sont familiers et comptent parmi vos favoris. Heureux choix, M. Poire, heureux choix ! C’est objectivement, dans l’absolu, que Larry & The Blue Notes incarnent le style psycho-batave, on ne saurait chercher plus fidèles représentants de la pure béatitude psycho-batave. J’espère que l’emploi du terme « béatitude » ne vous choque pas, il ne veut pas dire, loin de là, que je suis sous l’emprise d’une drogue psychédélique. Mon vocabulaire peut être imprécis. « In And Out » ! Rendez-vous compte : IN AND OUT ! Pourquoi mon ami Boulter Lewis ne l’a-t-il pas mentionné dans son fameux article sur l’Orgue du Fantôme ? Ce motif d’orgue arabisant convient à la description élaborée par Boulter, mais il est vrai qu’il sert un propos peu délicat, peu enfantin, qu’un officier de police préfère escamoter. Quand Larry rugit « Come on Baby », pensez-vous qu’il supplie ou qu’il soumet la fille récalcitrante ? Parce que, voyez-vous Poire, non seulement le ton resterait le même dans les deux cas mais en plus, ces deux comportements sont souvent corrélatifs. Alors je m’interroge. Il peut se passer vingt bonnes minutes avant que je mette fin à mes objurgations, avant que j’entreprenne l’affaire ; j’attends de ma partenaire qu’elle ne mette rien à exécution tant que le cri n’est pas poussé correctement, le « Come on Baby » de Larry doit être imité sans détour puisque c’est par lui, et lui seul, que l’opération sera psycho-batave, et je ne veux plus de caresses italo-américaines, je veux le sexe psycho-batave, celui que Larry & The Blue Notes ont créé. M’avez-vous observé en phase d’action ? Si intérieurement vous raillez ma pratique, soyez certain que j’ai manqué le cri, tout part de lui, vous pouvez me croire, lorsque je donne le sentiment d’accomplir avec succès la tâche impartie, c’est que j’ai approché le hurlement de Larry, le « Come on Baby » de « In And Out » ! Quant à vous, mon ami, puisque ceci ne vous était pas connu, pas sous cet angle en tout cas, eh bien vous n’êtes pas un étalon psycho-batave : devenez-le. »
Randall Webb doing The In And Out!
Une fois rentré, je retardai le moment du coucher et repassai dans ma mémoire les principaux thèmes développés par Randall Webb. Son accusation finale ne m’avait pas blessé outre mesure, je savais qu’il avait raison et que ma jeunesse m’empêchait d’accéder à la vérité du sentiment. Je me promis d’y remédier en temps voulu, mais je disposai déjà d’un élément que ni vous ( ?) ni moi ne soupçonnions. Le psycho-batave déborde de la sphère de la création, il s’immisce dans nos pratiques, enlumine nos actes et modèle notre vigueur.
Bien à vous, Jean-Pierre Paul-Poire