Grâce à la diligence de mes porteurs et à lingéniosité de mon maître dhôtel, lefficace Legendre, il ne me fallut que quelques jours pour prendre possession dun charmant logement sis dans une rue commerçante (vous savez comme jaime à me bercer de la musique des transactions et de la négoce) suffisamment éloignée des lieux où la société se rassemble pour me donner le loisir de mettre les récents événements en perspective. Ces derniers me jetaient dans un trouble que peut-être votre présence aurait apaisé. Je me voyais en quête dune essence imprescriptible que ceux qui lavaient élevée à létat de force créatrice appelaient lessence Psycho-Batave. Il était exclu que jinterrompe mon voyage dagrément si je navais de plus solides éléments à vous soumettre.
En considérant que les tombeaux et les revenants avaient part liée avec laffaire qui moccupait, je résolus darpenter les allées fleuries dun petit cimetière calviniste, dont javais découvert lexistence depuis la fenêtre de mon appartement. Le sort dût-il massister, il naurait pas décidé plus idéalement lemplacement du cimetière. Ainsi je mengageai parmi ces pierres où je lisais, plein dadmiration et dardeur, les noms immortels des meilleures maisons de Neuchâtel. Bientôt étourdi par ma lecture, qui faisait défiler sous mes yeux lHistoire dun peuple superbe, je me reposai sur un banc à lombre dun tilleul. Sans que je leusse deviné, un homme, posté derrière larbre, mobservait depuis le début de ma promenade. Il tenait un minuscule arrosoir aux armes de la ville. Sa figure honnête me prouvait quil nessaierait pas de me saluer à moins que je ne ly autorise, et comme je mattendais à ce que lhomme, qui était le gardien de lendroit, mapportât quelque révélation décisive, je linvitai à prendre place sur le banc. Cette franchise dans nos rapports ne doit pas vous étonner : les signes que le Destin multipliait sur mon passage mencourageaient à provoquer moi-même les incidents qui pouvaient méclairer. Une fois assis, le gardien dirigea mon attention sur les parterres que sa main experte avait composés. Cela pouvait signifier quil était un homme sensible et ordonné ou bien quil était un artiste dont je devais redouter la puissance des effets. Vous en jugerez en lisant la conversation qui suit :
« Je sais, Monsieur, que vous avez de lintérêt pour le récit des choses passées. Cest un ami de Milan qui me la appris, et il ma également vanté vos dons dauditeur, de sorte que je puis parler aussi longtemps que je le désire sans craindre de vous lasser et en ayant la certitude que vous donnerez tout leur sens aux mots que jemploierai. Cet ami ma assuré que laugmentation de vos connaissances constituait votre seul souci, que vous étiez homme à prêter une oreille bienveillante aux contes parce que vous excelliez à en extraire la vérité profonde, bref que je ne saurais mieux faire que de vous rencontrer et de déposer en vous la mémoire de faits exceptionnels. Maintenant, me croirez-vous si je vous dis mappeler Eldridge Holmes ? » Je tentai alors de réfréner mon enthousiasme et mempressai de linterroger sur lessence Psycho-Batave, de peur que son récit ne me fasse oublier ce pourquoi jétais venu à Neuchâtel . Holmes pinça secrètement les lèvres et me considéra avec désappointement. « Est-ce ainsi que nous devons procéder, Poire ? Laissez-moi plutôt vous raconter mon histoire. Ensuite, japporterai une réponse qui, je lespère, vous satisfera. Bien Avant de commencer, jaimerais massurer dun détail, concernant lattribution des mérites. La relative modestie de mon uvre a toujours eu lheur de vous contenter, par ses qualités propres mais aussi parce quelle est comprise, en même temps que dautres aux charmes certains, dans luvre séminale de mon ami Allen Toussaint. Voulez-vous peser pour moi les contributions de chacun ? Voulez-vous risquer lattribution des mérites ? Comprenez-vous que tant que vous ne laurez pas fait, je najouterai pas un mot ? ».
Avec contenance, je rétorquai : « M. Holmes, il mest impossible dattribuer les mérites de chacun du point de vue de la fabrication. Cependant, du point de vue des résultats, je peux affirmer que le génie de chacun, dans ce quil a de singulier, a été investi sans mesure. Aussi, chaque chanson signée E. Holmes peut se targuer de la double participation de lesprit divin, sous les formes convergentes du Producteur et du Compositeur. » Holmes me félicita : « Cest tout à fait exact ! A dessein vous avez employé le terme « Compositeur » et naturellement, jai composé « Where Is Love », « Until The End », « Without A Word ». Et à quelques accords et arrangements près, je pourrais revendiquer la composition de mes deux autres chefs-duvres « Wait For Me » et « Beverly ». La composition, Poire, voilà ce qui me distinguait parmi les soul singers de mon pays ! Allen avait sous son aile des interprètes fabuleux comme John Williams, Wallace Johnson, Bobby Lu Cure, beaucoup dautres
Mais ils ne composaient pas. En revanche, cest parce quils nétaient pas des compositeurs quAllen sut les transformer en pures émanations de lénergie Psycho-Batave, ou si ce langage vous effraie, en maîtres de ce que la psychologie moderne a baptisé le fluide Sly Stone. Alors même que ce Californien obscène navait encore rien enregistré. Croyez-moi, nos descriptions cliniques du fluide correspondent parfaitement à ce quAllen Toussaint a élaboré pendant toutes ces années. Et il y eut deux réussites mémorables : Lee Dorsey, qui donne aujourdhui son nom à un pôle, et Betty Harris. Luvre entière de Lee et de Betty, en la moindre de ses parties, est irriguée par le fluide et lorsque celui-ci circule harmonieusement, se produit lextase du Psycho-Batave. Lee Dorsey et Betty Harris relèvent ainsi du Psycho-Batave le plus intense et le plus pur, et ce, jinsiste, pour chaque chanson quils ont interprétée. Doù ce frisson déternité que leurs duets ont suscité chez chaque auditeur, qui sentait obscurément quil sagissait pour Allen de vérifier lhypothétique addition des énergies Psycho-Batave. Plus tard, vers 1968, Allen systématisa ses intuitions en utilisant The Meters, premier orchestre intrinsèquement Psycho-Batave, qui rassemblait des musiciens munificents, dans le rythme et dans la mélodie, et qui, de plus, se révélèrent de prodigieux choristes, des choristes qui non seulement harmonisaient mais surtout intégraient leurs voix aux rythmes, quils rendaient sans pareil. Les combinaisons Meters/Lee Dorsey ou Meters/Betty Harris sont proprement indépassables. Dautres bénéficièrent, toujours sous la houlette dAllen, de la propulsion Meters et connurent ainsi livresse Psycho-Batave : ce fut le cas de mon ami Ernie K. Doe. Mais Eldridge Holmes, qui savait composer, lui ne fut jamais épaulé par The Meters. Certes, Allen navait pas attendu The Meters pour libérer lénergie Psycho-Batave ; ces derniers, en somme, pouvaient faire naître lénergie qui manquait constitutivement à une chanson, ou bien, lorsque lénergie était déjà là, ne faisaient que laccélérer. De sorte que je navais nul besoin de The Meters.
Un soir, Allen et moi dînâmes chez sa mère, femme admirable, spirituelle et simple dans ses manières. Le repas avait été égayé par les nombreuses anecdotes dont Mme Toussaint faisait son délice et je puis témoigner quaucune dentre elles ne présentait quelquaspect fâcheux pour les bons citoyens de notre ville. Une fois le repas terminé, Allen mentraîna dans le fumoir où il avait fait installer un piano à queue. Là il me joua quelques mesures quil prévoyait dinclure au beau milieu de notre chanson « Where Is Love » (écoutez ce titre dans le module "musique" en haut de la page). Il sagissait dune suite daccords à leuropéenne, servant à introduire la partie finale, car en lespace de deux minutes, notre chanson se diaprait dau moins trois couleurs dont la succession créait le sentiment du drame. Après mavoir montré les accords, Allen sourit : « Eldridge, je toffre là le style Psycho-Batave. Tu as sans doute longtemps espéré que je te loffre, mais dans ton cas, jignore sil ne vaut pas mieux repousser loffre. Tu es différent, Eldridge, différent de Lee et des autres, létoffe dont tu es fait est différente et je doute de te servir comme tu devrais lêtre. As-tu entendu parler de Van McCoy ? Eh bien, cet homme pourrait te servir bien mieux que je ne lai fait. » Allen refusa den dire davantage et je sus quil me donnait congé. Et parce que la honte, le dépit et la colère sétaient durablement inscrits en moi, je cessai de composer. La semaine suivante, je trouvai un engagement dans un petit cimetière calviniste de Neuchâtel, celui dans lequel nous nous tenons aujourdhui. » Est-ce tout ? lui demandai-je. « Etre répudié par le père quon sest choisi nest pas une moindre déception, Monsieur Poire. » Combien juste mapparut alors sa retraite désespérée lorsque je songeai au père que je métais choisi, vous Jean Pop 2, et que je limaginai me chassant sous de terribles imprécations ! Holmes, ajoutai-je, vous maviez promis une réponse. « Je vous lai donnée, mais lavez-vous au moins entendue ? Au revoir, Monsieur Poire ».
Abandonné à moi-même, je fus emporté très haut par une vision que je ne maîtrisai pas et dans laquelle mon propre corps disparut sous léboulement continu des sensations. Une forme gigantesque qui ne se laisse saisir ni par lil ni par loreille sétait substituée à ma conscience, ou plutôt à mon champ de perceptions. Il me semblait être terrassé par la force inouïe du Psycho-Batave.
Amicalement, Jean-Pierre Paul-Poire.
Nota Bene : un homme ma écrit, il sappelle R. Webb et désire me parler. Le connaissez-vous ? Me conseillez-vous de le rencontrer ?