Dans la petite ville de Donnafugata, les rues ensommeillées abritent certain trésor, distrait de lhistoire et de la terre, propre à ravir létranger que le tourisme ne séduit plus. Entre deux façades zébrées par la vigne vierge, la salle de cinéma « Bullshito » murmure son existence, douce comme celle dEndymion, lenfant Dieu. La projection du Cimetière de la Morale, le chef-duvre de Kenji Fukasaku, me convainc dentrer là où personne ne semble être entré depuis des décennies. Le film commence sans être précédé de réclames ni de hits de variété italienne. Pas même le maître de cérémonie quune telle oeuvre exige. Alors la traversée des neuf cercles de lEnfer est entamée. Notre héros, Ishikawa, sombre méthodiquement dans lauthentique misère de lhomme, je veux parler dune misère non-chrétienne, que nulle compensation spirituelle ne soulage, qui nest pas enclose dans quelque frauduleuse dialectique, et dont la fin, cest-à-dire la mort, est absurdement différée.
Cest en quittant la salle que je remarque un spectateur que lobscurité mavait auparavant masqué. Son souffle-même, je ne lavais pas senti. Le spectateur se signale par la beauté dun geste singulier : en levant la paume de sa main droite, lhomme crispe avec lenteur ses premières phalanges. Dune voix blanche, celui-ci me demande dapprocher. Il est le directeur de la salle et me félicite dêtre entré, il espère que la projection ma plu et me suggère que si le film ma correctement imprégné, je ne mourrai pas idiot. Il ajoute que jai désormais lobligation métaphysique de mépriser les surgeons filmiques du temps présent. « Naturellement, vous ne pourrez plus adresser la parole à tout le monde. Il en va ainsi pour chaque film que je projette. Un film par an, cest une fréquence raisonnable pour qui tient compte du pouvoir de distillation psycho-batave (concept-clef de notre directeur) du cinématographe. Lan passé, javais choisi LInnocent de Luchino Visconti. Je nai eu quun seul visiteur du nom de Sred Sweign, peut-être le connaissez-vous ? ». Je regarde la coupe autoritaire de son nez et, répondant à quelque sollicitation divine, lui dis : « Oh Lorna, whats wrong with you ? »
Les traits de son visage se figent. Et pendant que je prends conscience de ma hardiesse, la tristesse des seigneurs se mire dans son il léonin. « Vous avez deviné Oui, le martèlement de « Lorna », sa folie grimpante et sans justification, je le perçois encore dans lhistoire dIshikawa, dans le crime des héros de Visconti, et dans la vigne vierge de Toscane. Oui, je suis Adrian Lloyd. Le rockn roll na pas survécu à lannée 1966, et jai dû changer de matériau. Ma vision du martèlement a été trahie par la nouvelle génération de musiciens. Ces sous-hommes ont cru pouvoir délaisser linstrument totémique érigé par Bo Diddley et le remplacer par des machines électroniques volées à la NASA avec lappui des Russes. Le battement sourd et rageur de « Lorna » montrait la voie mais tout le monde sen est détourné, les drogues psychédéliques ont abruti mes amis, la prétention et le labeur se sont installés et jamais plus on nentendit parler de vitesse moléculaire, de flux malin et inexorable, qui étaient les maître-mots de notre scène. Jai chanté « Lorna » au moment où The Benders chantaient « Cant Tame Me » et The Moguls, « Another Day » : il était alors possible de conjuguer nos talents pour réformer les murs musicaux, balayer le jazz qui commençait à porter la toge, en finir avec le folk qui louait livrognerie des pauvres et la sous-industrialisation des campagnes.
The Moguls
Nous avions négligé une chose : faute davoir fait la connaissance des nababs du lounge-rock new-yorkais, de sympathiser avec The Canterbury Music Festival, The Blades Of Grass ou The Tokens dont nous célébrions les productions, nous ne pûmes repousser la bave psychédélique en utilisant les superbes studios denregistrement de New York. Là était notre erreur : ne pas avoir su assez tôt que ces gens que nous admirions pouvaient être nos alliés. Savoir déceler ses alliés, cest là un art magnifique, le plus grand de tous les arts, et un groupe aussi sublime que The Mystery Trend, échoué à San Francisco (ce nétait plus la ville de Vertigo), mourut lui aussi de ne pas avoir su trouver ses alliés. Les miens me sont apparus à un âge avancé, et cest eux que jinvoque dans cette petite salle de Donnafugata ils sont tous cinéastes, parce que lorgueil et une puissante désillusion mempêchent de les reconnaître dans le rockn roll. Vous pouvez men blâmer, mais mon histoire personnelle présente une série dévénements dont la gravité ferait pâlir le plus stoïque dentre les hommes. »
Jai pensé, Jean Pop II, que cette rencontre devait vous être rapportée. Je nai pu décider Adrian Lloyd à vous écrire. Amicalement, Jean-Pierre Paul-Poire.