Dans quelques-unes des meilleures pages de Nick Tosches, on peut lire l’histoire du duo Ming & Ling, dont on ne sait s’il a bel et bien existé sous une forme une et souveraine, tant il est vrai qu’au même moment coexistaient dans des Etats fort éloignés les uns des autres des formations baptisées Ming & Ling. Comme le souligne l’auteur, l’important réside dans le concept de « péquenaud chinois aux costumes bigarrés », racine commune et suffisante de toutes les incarnations du duo. La musique américaine, poursuit Nick Tosches, est ainsi traversée d’un fantastique courant de travestissement qui met en jeu les identités régionales, les tribus et les peuples, et dans cette mascarade, les traits les plus pittoresques étaient bien sûr triomphalement élus entre tous. Or, jamais, et cette condition s’avère providentielle, ce désir de revêtir les frusques mandarines, d’agrémenter les chansons de notations et de sonorités exotiques, ne fit renoncer les musiciens Psycho-Bataves à ce qu’ils avaient inventé. Notre théorie de l’Orgue du Fantôme suggère que le phénomène pourrait désigner une tendance globale des arts narratifs et musicaux britanniques, à savoir une rêverie puérile sur les terreurs étrangères, spécialement orientales, et un attachement puissant aux formes nationales.
L’homme du Maine éprouve-t-il son altérité de manière plus intense au contact du porteur d’eau égyptien qu’à celui de son cousin de Californie du Sud ? Il semble que les sortilèges de l’Orgue du Fantôme aient trouvé une expression saisissante à l’intérieur du territoire américain, dans les limites d’une histoire américaine, les littoraux développant une dynamique légendaire et fabulatrice telle qu’entre l’Empire britannique et ses colonies. Dans une symétrie idéale, l’Ouest américain figure ici la contrée merveilleuse que l’Est révèlera à son mystère inconscient. Et la musique Surf en sera le moyen. En ses terres, le Surf revêt une signification univoque : de n’importe quelle façon, classique comme celui de The Revels, furieux comme celui de Johnny & The Volumes, sophistiqué comme celui de The Beach Boys, le Surf est une manifestation héroïque d’aise, de souplesse et d’ivresse. Il s’agit d’une musique de fête, fondamentalement, même lorsqu’elle sert de support à des évocations nostalgiques. Le Surf célèbre. Pour des raisons climatiques, historiques et esthétiques, l’homme du Maine ne sait pas célébrer, mais sa longue familiarité avec la brume et l’angoisse, avec l’Océan surtout, noue entre lui et le Surf des liens authentiques, puisque le Surf comporte cela qui ne se découvre qu’au seul Surfer et que ne tolère absolument pas la culture californienne : une stase inquiète, détachée de la liesse, de la fête permanente, de la béatitude. Alors le Surf n’atteint à la connaissance de lui-même que par un nécessaire détour par où l’on ne surfe pas, mais où tout de même, le voisinage d’un Océan nous apprend quelque peu ce qu’il est. Dès qu’un embryon de culture lie son destin à une terre particulière, il ne peut engendrer à long terme qu’une création stéréotypée, mais il faut que la culture en question abrite en elle un élément inaperçu du grand nombre, un élément connu des seuls praticiens. Dans le cas du Surf, même cette stase inquiète que nous indiquions ne constitue l’expérience que des seuls Surfeurs, et nul musicien californien ne l’envisage. L’homme du Maine l’a envisagé.
Ce dernier n’a pas inventé une anti-Surf music, en niant les valeurs qui la définissent, il a plutôt pris en charge sa part négative et intime. Il a renvoyé le Surfeur non pas à son image populaire et épique, mais à son être contrarié, entre suspens et contemplation. Deux compositions (il doit nécessairement en exister davantage) emblématisent ce brusque regain d’intériorité : « Restless Tides » par The Infernos et « Sunset » par The Monterays. Techniquement, toutes les caractéristiques du genre sont inversées, sauf, bien sûr, la référence à l’Océan, et toute une panoplie imitative (mais qui n’est plus la même) : lenteur du rythme, suites d’accords amples, presque planantes, domination des graves, ruptures conçues comme des évanouissements, peu de compacité dans les sons. Loin du Maine et de la Californie du Sud, mais tenant néanmoins plus du premier que de la seconde, la Louisiane, elle aussi, a offert un exemple de ce Surf marginal. Qui d’autre que les plus prodigieux rythmiciens au monde, The Meters, pouvaient paradoxalement donner forme à la quasi-disparition, au murmure, à la dématérialisation, dans « Stormy » ? Cette musique née dans l’Ouest et transfigurée dans le Sud peut légitimement être baptisée Northern Surf.