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3 avril 2010 6 03 /04 /avril /2010 18:27

The Greeks est un groupe de blue-eyed soul baroque formé en 1969 dans la base américaine de Sangley Point, au large de Manille, Philippines. Constitué de quatre militaires Américains d’origine grecque et française (Vern Blaizopoulos –chant principal et guitare-, Randall Sorakis, -basse et chœurs- Joshua Ofzeloosos –batterie- et Caldwell Mopoulos –guitare-) et d’un Turc d’origine norvégienne (Cihangir « E.Z » Sweign –guitare et chœurs-), il a connu une carrière très éphémère mais est revenu récemment sur le devant de la scène grâce à l’acharnement et aux influences de l’éclairé producteur et mécène Lamont Jeangopoulos.

 

De leur séjour aux Philippines, peu de choses sont connues, les membres du groupe étant plutôt avares d’informations sur cette période qu’on suppose rigoureuse et frustrante pour l’épanouissement de leur génie artistique. On sait en tout cas qu’un album unique vit alors le jour (Flutes Of Oblivion, 1969), tiré uniquement à cent exemplaires, dont il ne reste plus de traces publiques aujourd’hui (si ce n’est le morceau « Hail Thee Anubis » qui a été réinterprété sur le deuxième album de la résurrection du groupe – voir plus bas).

 

woodstock g

The Greeks circa 1969

 

On sait cependant que Caldwell Mopoulos fut le premier à quitter le groupe et même l’armée consécutivement à une grave rupture sentimentale. Il partit alors subir une opération chirurgicale en Iran. On sait qu’il s’est depuis converti au Mazdéisme et vit reclus avec son époux berger dans les environs de Tabriz.

Vern Blaizopoulos (de son vrai nom Jean-Bernard Dinault) se lança au début des années 70 dans de brillantes études d’épistémologie à l’université de Bâle et y enseigna durant quatre ans, avant de quitter sa chaire en 1979, après qu’une délégation de collègues, emmenée par le sinistre docteur Youssouf Beaujolay, publia un pamphlet contre sa révolutionnaire théorie du « Ui ». Il retourna alors  dans sa ville natale, Tarbes (France), afin de reprendre la direction de la conserverie familiale.

A la fin de son service militaire, Randall Sorakis partit à Santa Barbara, Californie, sur les traces de son idole, le mystérieux Tim Granada du groupe de folk-rock The Dovers. Il en revint bredouille, borgne et dépendant à la cocaïne. De retour dans sa ville de Jonesboro, Arkansas, il se maria, adopta deux enfants Malgaches et enregistra un titre disco (« Greek Me Baby ») qui ne marcha pas. Il se tourna alors vers la mise en scène et la chorégraphie, adaptant notamment « America America » d’Elia Kazan en comédie musicale. Après ce nouvel échec il devint concessionnaire.

Cihangir « E.Z » Sweign et Joshua Ofzeloosos prouvèrent leur fidélité à la musique de manière plus constante.

Le premier rejoignit son Anatolie natale et joua avec succès de la guitare pour le chanteur Özlem Tekin jusqu’au milieu des années 1980 où il se reconvertit dans la réalisation de documentaires animaliers. On lui doit entre autres le premier long-métrage documentaire dédié aux larves aquatiques.

Joshua Ofzeloosos alla grossir les rangs du super groupe de heavy metal Hangman Snot dont il fut l’un des trois batteurs jusqu’en 1995 où il fit une mauvaise chute de la scène du festival indie-rock Lollapalooza au Grant Park de Chicago. En chaise roulante pendant cinq ans, il en profita alors pour écrire son autobiographie « My life in two words » qui ne trouva malheureusement pas éditeur.

 

vinnie

Joshua Ofzeloosos en pleine possession de ses moyens

 

Le groupe, approché par le producteur Lamont Jeangopoulos, décida de se reformer en 2003. Sous la houlette de ce dernier, il enregistra trois albums lumineux : « The Greeks » (2004), « The way to Jean Jose » (2008) et « The Greeks, live at The Steak House » (2010, en cours d’achèvement).

 

 


The Greeks - I'm not anybody's lover

 

The Greeks - (Hail thee) Anubis

 

The Greeks - Sweet Togo darling

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8 février 2007 4 08 /02 /février /2007 21:54

            Au commencement étaient trois jeunes Noirs, employés dans une société d’agro-alimentaire de la banlieue de Dayton, Ohio. Le premier d’entre eux s’appelait Rudolph Sapnish. Parce qu’il était doté d’une puissante voix éraillée et qu’on ne le croisait jamais sans ses lunettes de myope, Rudolph Sapnish, qui avait en outre passé son enfance dans un foyer d’accueil, évoquait irrésistiblement David Ruffin. Cette comparaison ne joua pas en sa faveur, car Rudolph se contraignit par la suite à adopter l’humeur fantasque du grand vocaliste et à renoncer au caractère affable qui lui avait attiré ses rares amitiés. Le second, Rod Highland, était un larron jovial, buveur sympathique et incapable de la moindre profondeur. Sa force herculéenne le destinait à la fonction de batteur/percussionniste au sein des Insane Niggers. Le troisième, Felipe Jackson, avait une démarche claudicante, héritée d’un combat nocturne contre deux sans-abri particulièrement véloces, qui lui dérobèrent son portefeuille et sa veste d’université (Felipe, à la différence de ses deux comparses, avait reçu une instruction universitaire). Mais Felipe souffrait aussi de manière plus intangible. Il était un métis afro-américain/portoricain et considérait sa mixité ethnique comme un fardeau, bien que ni Rudolph ni Rod n’y eussent jamais fait allusion. Evidemment, c’est lui, Felipe, qui baptisa le groupe The Insane Niggers.

                                          

                                       Rudolph Sapnish aka "Dayton David Ruffin"

     

       A l’automne 1964, les trois collègues jouent leurs premiers concerts dans des bars de Dayton. Merveilleuse fidélité à la modestie des débuts, The Insane Niggers ne joueront ni dans les clubs, ni dans les radios, ni dans les Battles Of The Bands et encore moins dans les Fraternity Houses. Leur répertoire consiste uniquement en reprises, et le groupe ne possède alors pas de guitariste. Bien qu’il soit quasi impossible de connaître les chansons que les Insane Niggers interprétaient, un témoignage existe sous la forme d’un acétate mystérieux, enregistré loin de chez eux, en Pennsylvannie, sous la houlette de Clay Barclay Jr. : « What’s On A Surfer’s Heart b/w Valley Of Tears ». L’original de « What’s On A Surfer’s Heart » est crédité aux légendaires Faraway Suns, le premier orchestre du mythique Guy Kraines. Quant au second titre, il est bien sûr une relecture patiente et lyrique du classique de Buddy Holly.

            En août 1965, le trio est augmenté en quatuor avec l’arrivée du guitariste Earl Mulberry. Earl vient de s’installer à Dayton, et, sans activité, il est immédiatement séduit par le nom du groupe qui semble promettre une orgie ininterrompue et tapageuse, et lui offre surtout, à lui Earl, la chance de mettre un pied dans le « rock-business ». Proche de Felipe, il encourage ce dernier à composer des originaux. Très vite, le son de l’orchestre atteint à cette frêle et menaçante carcasse que nous lui connaissons et qui assimile The Insane Niggers aux lointains The Mauve et The Rising Storm. Les textes, extrêmement novateurs, sont tout empreints de ressentiment de classe, de dépréciation de soi et de paranoïa ethnique : ils singularisent pour nous, modernes, The Insane Niggers.

            Leland Christburgh était le fils d’Owen Christburgh, un vénérable chirurgien-dentiste de Dayton. Son père venait de lui procurer un matériel d’enregistrement des plus rudimentaires qu’il était désireux d’essayer avec le premier groupe sans contrat dont il verrait le spectacle. The Insane Niggers n’étaient pas à proprement parler une sensation locale, mais ils étaient entourés d’une certaine aura qui leur valait au moins respect et déférence. Si aucun directeur exécutif ne les signerait, tout le monde en ville estimait que leurs chansons méritaient d’être immortalisées. Leland sauta sur l’occasion et pressa quatre 45 tours sur son label « Steel Music ». Leur parution, mensuelle, fut la suivante : « You Caught The Wrong Man b/w Through With Dope » (février 1966) ; “I Wasn’t Here (Where You Thought I Was) b/w I’m Accused Of Something I Didn’t Do” (mars 1966) ; “It’s Cold In Jail b/w I Didn’t Steal Nobody” (avril 1966) ; “Ain’t Marching In The Latino Parade b/w Cuffs On My Knees” (mai 1966). Quelques engagements suivirent mais en août 1966, un événement étrange précipita la séparation du quatuor : Rod apprit à ses amis Felipe et Rudolph qu’Earl n’était pas celui qu’il prétendait être.

                                     

                                                     Owen Chritburgh & Wife

      Il avait découvert, un matin que lui et Earl s’éveillaient dans la même pièce, au lendemain d’une party très wild, que leur guitariste n’était pas un Noir. Earl était issu d’une vieille famille de riches magistrats de l’Alabama. Leur foncière iniquité avait conduit leurs ouvriers agricoles à entrer en rébellion, et ceux-ci avaient tué à coup de pierres le frère aîné d’Earl. Bouleversé, le garçon s’enfuit du domaine et erra dans les Etats du Nord, grimé en Noir. Le matin de sa découverte, Rod avait fixé son attention sur la cheville dénudée du guitariste. Il en avait tiré les justes conséquences, puis avait fouillé dans les papiers de son ami. Earl fut récupéré par sa famille et placé en internement. The Insane Niggers tirèrent alors leur révérence. Rod fut appelé sous les drapeaux ; on l’inculpa de viol à l’hôpital militaire de Saigon, où il termina ses jours, empoisonné. Rudolph tenta infructueusement une carrière solo sous le nom de « Dayton David Ruffin », puis retourna à l’usine. Quant à Felipe, qu’il soit aujourd’hui en paix ou non avec ses démons, il intégra le staff du docteur Christburgh. Il est devenu homosexuel.

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18 octobre 2006 3 18 /10 /octobre /2006 11:38

En 1967, Delmer Daves a 63 ans. Son dernier film, The Battle of The Villa Fiorita, est déjà vieux de trois ans et son oeuvre, autrefois si forte, neuve et déchirante, semble s’être perdue dans le bourbier des productions mélodramatiques médiocrement sentimentales, à la distribution éprouvante. Début juin, il reçoit la visite du jeune Mike Curb, Talent scout infatigable, délégué par la MGM pour lui faire part du projet d’un film qui aurait pour intrigue des conflits raciaux près de la Nouvelle-Angleterre, précisément dans l’état du Delaware, qui compte tant d’enfants historiques de l’esclavagisme. Daves, qui, on le sait depuis, songe alors à abandonner la réalisation, présente peu d’enthousiasme à la proposition de Mike Curb. Cependant, ce dernier le convainc de lire le script original du projet alors appelé The Beaten Innocents.

                     

A la lecture, Daves se laisse finalement séduire et accepte de prendre le projet en main. Ajoutons à cela que le cinéaste, conscient sinon de son déclin, du moins de sa stagnation, compte clore son oeuvre sur un coup d’éclat. Il accepte donc, mais à une condition : aussi bien dans un souci vériste que de virginité recouvrée, il impose que le casting soit presque entièrement composé de comédiens inconnus, à l’exception de l’injustement oublié John Dall, que Daves remarqua dans Gun Crazy de Joseph H. Lewis et à qui il destinait le rôle, central, de Terence Randalson, le professeur compréhensif qui tente de pacifier les deux factions antagonistes. C’est cette lutte  qui constitue le ressort de l’intrigue : deux bandes bourgeoises, l’une blanche, l’autre noire, s’affrontent inlassablement, malgré les efforts conjugués du personnage de John Dall et de celui du jeune Bill Eaton (futur père du hockeyeur Mark Eaton), blanc-bec impartial qui déploie tous les efforts du monde pour le rester malgré les pressions morales omniprésentes.

Mais ce qui reste le plus notable dans le casting, c’est la présence massive de musiciens locaux, dont les chansons furent également employées pour habiller et propulser le film. C’est dans ces conditions qu’eut lieu la déterminante rencontre entre Daves et Ted Mundy, chanteur et compositeur du groupe le plus important du lot, The Enfields. Ce jeune homme, admirateur inconditionnel du cinéaste, avoua à ce dernier avoir écrit le rebondissant « Face to face » dans un abandon euphorique procuré par la vision du sublime plan final de The Hanging Tree, dans lequel Gary Cooper, immense, découpé dans l’horizon ardent, se penche pour recueillir dans ses mains le visage tremblant de Maria Schell, alors que la foule s’abîme au loin. 

L’amitié tisse rapidement ses liens entre les deux hommes, et Daves, fidèle à son credo « Comprendre c’est aimer », fréquente alors les lieux de congrégation des jeunes hipsters de Wilmington, et notamment le Calloway Lounge Room, dans lequel, au cours d’une soirée alcoolisée, il rejoindra le groupe sur scène pour chanter avec lui une reprise délicate du thème de 3.10 to Yuma, naguère popularisé par Frankie Laine.

A la suite de cette pré production de terrain seront choisis pour interpréter la bande des blancs Ted Mundy, le batteur Jerry « Jubal » Monroe, ainsi que divers membres de The Nobles, The State Of Mind ou The Tree. Le clan noir, lui, sera constitué des musiciens du groupe Little T. & The Spoons, dont le 45 tours « Love Moon », aux accents doo-wop, fut un tube local en 1964. Le tournage commence en janvier 1967 à Wilmington. D’après les témoignages de l’équipe technique et des acteurs, qui étaient fréquemment invités à visionner les rushes, Daves développait son film comme une alternance de scènes presque documentaires, telles qu’il prit l’habitude d’en tourner à partir de Cowboy, au cours desquelles le quotidien automnal des adolescents se déroulait tout doucement, et de scènes lyriques violacées à l’image de la mort du personnage de Bill Eaton, qui meurt dans un escalier au sein de la mère de son assassin, alors que s’insinue « In the eyes of the world » par une fenêtre du rez-de-chaussée.

                                          Little T

Malheureusement, la volonté de Daves de gommer toutes les scènes de violence au profit de séquences éclairant les raisons d’agir de ces adolescents, n’était guère du goût des producteurs. Ces derniers jugèrent peu prometteur pour le box-office ce film qui détournait les codes du film d’exploitation pour adolescents. Gageons aussi qu’ils auraient souhaité mettre en vedette un groupe plus célèbre et photogénique que The Enfields.

Quoiqu’il en soit, Daves refusa le compromis et tourna le dos au projet, gardant néanmoins jusqu’à la fin de sa vie des liens forts avec ces adolescents, les derniers desquels il s’était senti proche, lui qui en 1976, un an avant sa mort, disait à propos des « nouvelles générations » : « J’espère recevoir un signe de la part de ces jeunes, rien qu’un signe, avant que je ne les comprenne plus. »

The Enfields - Face to face

The Enfields - In the eyes of the world

The Enfields - You don't have very far

The Nobles - Something else

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22 juin 2006 4 22 /06 /juin /2006 18:50

C’est en 1974 que Smokey Robinson, amateur éclairé de littérature anglaise, est ébloui par la lecture du « Maître de Ballantrae » de Robert-Louis Stevenson. Il ne peut s’empêcher de voir en le personnage de James Durrie un double de l’orageux David Ruffin, tant les deux ont en partage le charme diabolique qui sert leurs sombres desseins, la séduction trouble qui force, sinon la sympathie, du moins l’admiration inquiète.

Un jour que Smokey s’entretient de ce mimétisme avec Nicholas Ashford, ce dernier lui suggère d’adapter l’intrigue du roman de Stevenson sous la forme d’un concept-album, également pour donner un coup de fouet au format qui semble en bout de course. Smokey, enthousiaste, pousse l’idée encore plus loin et encouragé par le succès de « Lady sings the blues », biopic de Billie Holliday entraîné par Diana Ross, a l’idée d’une adaptation cinématographique qui mettrait en scène les plus grandes vedettes de Motown. Un roman Anglais du 19ème siècle étant un matériau idéal pour le compositeur, peu porté sur la vague ultra-réaliste de la blaxploitation mais désireux de créer un cinéma noir aristocratique.

Pour lui, le noyau matriciel du projet est cet évident constat : si le maître doit être joué par David Ruffin, son terne frère persécuté, Henry, le sera en toute logique par le frère du chanteur de « My whole world ended », Jimmy Ruffin, l’un incarnant l’excès et la flamboyance, l’autre la modestie et la mesure.

Autour de ce duo de rêve, le casting se décide progressivement : le rôle de l’intendant Mckellar sera tenu par le discret Melvin « Blue » Franklin, dont l’enrobante voix de basse, pense Smokey, servira à merveille la narration (l’idée d’une voix off sera cependant vite écartée, mais Blue gardera le rôle grâce à sa distinction un peu raide), celui de la cousine et femme Allison sera octroyé à Mary Wilson, alors en vacances des Supremes (Diana Ross étant sur d’autres projets dont nous reparlerons). Se pose alors pour Robinson et Ashford le problème du personnage ahurissant, à la lisière du fantastique, de l’Hindou Secudra Dass. Marvin Gaye sera un temps pressenti pour l’interpréter, mais ses différents avec Smokey et sa place marginale au sein de la compagnie font que la collaboration avec le chanteur est vite avortée. Les auteurs ont alors la brillante idée de faire appel à Woody Strode, le grand acteur Fordien pionnier du Hollywood noir, dont la carrière semble alors s’épuiser dans des films d’exploitation italiens. Parmi les autres rôles d’importance, notons celui du timoré colonel Francis Burke, tenu par Eddie Kendricks, et celui du carnavalesque capitaine pirate Teach, incarné par le remplaçant de David Ruffin, au sein des Temptations, Dennis Edwards.

                                            

                                     David Ruffin sur le tournage

Smokey convainc aisément Berry Gordy de donner son aval pour la production, et s’attelle alors à l’écriture du scénario qu’il achève en dix jours avec la collaboration de sa femme et de Nicholas Ashford. Il s’agira bien sûr d’un musical, et le couple Ashford/Simpson sera mis à contribution pour l’écriture de morceaux originaux (le seul morceau non-inédit mais légèrement modifié au niveau des paroles sera « I can’t be hurt anymore », chanté par David Ruffin/James après sa deuxième mort). Citons, entre autres « (you can’t hang on to) a sad memory », déchirante complainte de Jimmy Ruffin/Henry adressé à sa femme encore amoureuse du maître de Ballantrae. Elle lui répondra par « Some affection » quand elle se résignera à partager pleinement la vie tranquille du père de ses enfants (« I can give you some affection/ Even if I miss some action/Life can be sweet without passion »). David Ruffin, quant à lui, se fendra d’un tellurique « Learn I’m the boss », appuyé par le falsetto d’Eddie Kendricks/Burke, alors qu’il rosse le capitaine Teach et lui vole le commandement du vaisseau pirate. Mais le clou restera bien sûr le premier duel nocturne dans la charmille (filmé avec un filtre gris en plein été, ce qui permit d’accentuer l’effet d’étouffante immobilité de l’air, admirablement rendu dans le roman de Stevenson) et l’unique duo entre les deux frères, « One of us will leave ».

Le tournage, effectué entre la Californie du sud et les forêts du Vermont durera un mois (juin/juillet 1975) et sera plutôt chaotique, principalement à cause de la personnalité instable de David Ruffin et de sa paranoïa nimbée de drogues. Ainsi, durant la scène de la prise de pouvoir du galion, il ne fera pas semblant de frapper Dennis Edwards mais lui brisera même une côte en le rouant de coups, acte qu’on peut interpréter comme de jalousie à l’égard de l’homme qui l’a remplacé au sommet des Temptations.

Malheureusement, Berry Gordy, qui n’avait pas lu le roman de Stevenson, fut certainement effrayé par les rushes, car il suspendit la production pour imposer des modifications. D’abord cette histoire était jugée trop sombre pour toucher le public qui ne s’attendrait certainement pas à une telle débauche de violence psychologique de la part de Motown. Gordy insista pour que les deux frères se réconcilient à la fin, mais aussi pour l’inclusion de davantage de personnages féminins. Le peu d’attention qu’il montra pour ce projet peut aussi être expliqué par le fait qu’il était occupé par une autre production moins courageuse mais commercialement plus viable, « Mahogany » (la success story d’un top model Afro-américain encore une fois interprété par Diana Ross).

Quoiqu’il en soit, Smokey Robinson refusa de faire les concessions nécessaires et le film resta tristement inachevé. Pourtant, il devait s’en souvenir sous les flocons de l’année 1991, lorsqu’il chanta « One of us has left » pour l’oraison funèbre de David Ruffin, qui lui non plus n’en était pas à sa première mort.

David Ruffin - Each day is a lifetime

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20 mai 2005 5 20 /05 /mai /2005 22:00

         Le 21 juin 1970, Dr John fut convoqué dans les studios Sansu par leur fameux propriétaire, Allen Toussaint. Les deux hommes, qui avaient bâti la fortune de la Louisiane des années 1960, n’avaient pourtant que rarement travaillé ensemble. Quelques années plus tard, la négligence allait être rattrapée grâce à l’enregistrement des célèbres « In The Right Place » et « Desitively Bonaroo ». Mais ce que le grand public ignore, c’est que l’origine de cette collaboration doit être située ce 21 juin 1970, date à laquelle Allen Toussaint sollicita Dr John pour la mise en œuvre d’un projet musical obscur et séduisant dans lequel lui, le très grand producteur, pour des raisons qu’on ne peut que spéculer, refusait de s’engager personnellement. Dr John, établi en Californie, consacrait ses efforts à l’écriture de ses propres disques après avoir, des années durant, arrangé et orchestré les disques des autres. Ainsi l’offre d’Allen Toussaint pouvait d’un premier abord apparaître disgracieuse en ce sens qu’elle niait implicitement la valeur émancipatrice des disques enregistrés par Dr John depuis « The Night Tripper ». D’un autre côté, il était non seulement stupéfiant qu’Allen Toussaint déclinât une proposition qui lui était adressée mais surtout flatteur pour Dr John qu’Allen Toussaint lui remît en toute confiance un projet qu’il ne se sentait pas la force de faire aboutir.

            L’après-midi du 21 juin 1970, les deux génies s’envolèrent pour Charlotte dans l’Etat de Georgie. Il est vraisemblable que l’objet de la visite fût demeuré secret pour Dr John, soit qu’Allen Toussaint opposât un silence sans espoir à la curiosité de Dr John, soit que ce dernier, épris de mystère, ne désirât pas savoir où sa bonne étoile le menait. Confiant dans la révélation, dans toutes les révélations, Dr John, précédé de la silhouette princière d’Allen Toussaint, qui paraissait toujours arpenter un territoire qui lui était à la fois familier et perdu depuis longtemps, Dr John, son corps ensommeillé, marcha en quête d’une récompense qu’il n’osait imaginer dans les rues amicales de Charlotte, Georgie. Il marcha tant et tant qu’il eut le loisir de composer mentalement trois chansons dont « Such A Night » et de réciter pour lui-même les vertus de son ami Allen Toussaint, parmi lesquelles l’immédiate adhésion à l’esprit de la Nature, et à force de marcher, le but de son voyage se matérialisa. C’était une maison sévère, de peu d’attrait, privée des ornements habituels, qui décourageait sans doute ses rares visiteurs et peut-être même ses occupants aussi. Il fallait adopter une vue particulière pour s’éprendre du charme de cette maison, il fallait être le genre de personne que n’étaient ni Dr John, ni Allen Toussaint : un Romain de la République, un Caton l’Ancien, un esprit assez vigoureux pour ne se repaître que de l’austérité de la vertu et y goûter des délices qu’eux seuls savent goûter. Si l’occupant de cette maison n’était ni fou ni malheureux, il devait être un incomparable professeur de vie. Allen Toussaint frappa le heurtoir en bronze et une petite femme desséchée les fit entrer dans le vestibule. Celui-ci était couvert de médailles, de pièces de monnaie, de cartes et d’épées rangées dans leurs fourreaux. Ainsi la dégénérescence psychédélique n’avait pas pénétré ces murs, puisque tout y relevait de la forme ancienne du Psycho-batave, à l’époque où non pas The Jay-Jays mais Charles Robert Maturin incarnait le Psycho-batave. La petite femme s’engouffra dans une pièce pour en ressortir presque aussitôt ; elle invita Allen Toussaint et Dr John à passer dans la salle de bal où les attendait le maître des lieux. Lorsqu’il entra dans la pièce, tendue de rideaux sombres, jonchée de meubles aux ors dépolis  et qui dégageait par instants une odeur de camphre et de tabac turc, Dr John parvint avec difficulté à distinguer dans le coin inférieur celui qui devait être leur hôte et dont le corps se tassait au creux d’un fauteuil éventré. Seule émergeait de cette masse la reliure rouge d’un ouvrage que l’homme lisait. Il s’agissait des Bucoliques, une œuvre que connaissaient et admiraient et Allen Toussaint et Dr John. L’homme enfin déploya une silhouette longiligne, puis d’un mouvement très ralenti, ôta ses lunettes et darda sur ses visiteurs un regard qu’ils n’avaient jamais oublié depuis qu’ils l’avaient croisé pour la première fois au milieu des années 1950. Il n’eut guère besoin de se présenter : le jeune Dr John se souvenait bien de son idole Darby Jones, l’interprète sacré de Carrefour dans le magnifique I Walked With A Zombie. Darby Jones avait beaucoup vieilli quoique son pouvoir n’eût pas faibli. Toujours son apparition suscitait l’angoisse d’errer dans les limbes, de ne pas appartenir à un monde tangible, d’habiter une zone mal définie, intermédiaire et d’y être contrôlé par d’étranges forces qui nient votre libre-arbitre, mais qui en compensation vous laissent appréhender l’excédent sensoriel de chaque monde. Cette angoisse, liée à la personne de Carrefour, Dr John en pourchassait la forme dans chacun de ses disques. « M. John, notre ami Allen nous a réunis opportunément pour discuter un projet qui m’est très cher et que vous m’aiderez à réaliser si vous êtes l’homme auquel je songe et dans ce cas, sachez qu’il n’est que très peu de gentlemen à qui l’on témoignerait tant de respect et de révérence comme votre renommée et votre bonne figure m’en ont inspirés depuis déjà plusieurs années. » Ce furent là les paroles exactes prononcées par Darby Jones. Elles suffirent à convaincre Dr John d’enregistrer le disque le plus occulte de l’année 1970, par ailleurs année de réaction anti-Psycho-batave et donc année d’abjection et de mort musicales.

 

 

Darby Jones signant des autographes

 

Le 15 juillet 1970, à New-Orleans, sous les auspices distraits d’Allen Toussaint, Dr John entama une série de sessions nocturnes avec Darby Jones. Un observateur rapporte qu’Allen Toussaint passait la plupart de son temps à étudier un article paru dans une revue régionale sur les échecs ; au sommaire figurait le match qui avait opposé Alekhine et Capablanca en 1927 pour le titre de champion du monde ; Allen Toussaint avait disposé sur la console de mixage un échiquier et reproduisait chaque coup en laissant filer de longs intervalles. Son agacement pointait toutes les fois où il devait manier les pièces d’Alekhine. De son côté, Dr John réglait les parties instrumentales, dirigeait les musiciens et parlait à voix basse avec Darby Jones, qui, avant de chanter (puisqu’il était chanteur), aimait à s’entretenir sur le mood requis par telle chanson. Le dynamisme de Dr John ne portait nul ombrage à Allen Toussaint dont le rôle était à la fois terminé et toujours latent : les semaines qui précédèrent l’enregistrement, Allen Toussaint avait composé quatre nouveaux titres et choisi les cinq covers de l’album Darby Jones The Love Zombie. Il avait ensuite patiemment élaboré les arrangements et rassemblé les musiciens ; il abandonnait le reste, c’est-à-dire l’enregistrement en lui-même, le plus décisif, à Dr John. Et si son oreille alerte avait décelé le moindre contre-sens dans l’interprétation qu’allait donner Dr John de ses compositions, Allen Toussaint aurait interrompu sa lecture, et perdu l’idée du match Alekhine/Capablanca. Cela n’arriva pas, tant Dr John fit preuve d’un génie égal dans sa partie à ce que fut le génie d’Allen Toussaint dans la sienne propre. L’album Darby Jones The Love Zombie consistait donc en neuf chansons, cinq reprises et quatre originales. Le chant ténébreux et rauque de Darby Jones serait l’unique dénominateur commun aux neuf chansons, chacune relevant d’un registre différent puisque Darby Jones désirait prouver sa maîtrise dans les domaines les plus variés et repoussait hardiment l’idée, alors en vogue, du concept-album. Il rejetait également le pittoresque haïtien, estimant pour sa part que son expérience intime du mal le privait de tout recul, qu’il fût ironique ou poétique, tandis qu’Allen Toussaint, lui, rejoignant ainsi la volonté de Darby Jones de ne pas donner dans le fantastique colonial, ne songeait qu’à rendre universelle la vision du chanteur. Allen Toussaint prévint Dr John : « Pas d’Orgue du Fantôme. »

            Les deux premiers enregistrements furent « Crying In The Chapel » et « Moon River », deux standards Italo-américains, deux romances qui étaient les favorites de Darby Jones. Les images et les thèmes n’importaient pas tant que la suavité des mélodies, cette qualité étrange de mélancolie à laquelle s’attache l’interprète, peut-être parce que la tristesse nous accompagnant notre vie entière, il convient d’en faire une amie compatissante. Aussi la ballade ultime nous permet-elle de trouver le réconfort dans cela-même qui nous affaiblit, elle change un signe funeste en une maison chaleureuse. Les arrangements des deux chansons ne surprenaient guère : pour « Crying In The Chapel », la voix de Darby Jones n’était soutenue que par un chœur de femmes, il arrivait ainsi qu’entre deux mesures, le silence s’installe et plus poignantes résonnaient de nouveau les voix ; « Moon River » poursuivait dans un semblable dépouillement, cette fois seule une guitare classique appuyait Darby Jones, parfois un orgue aux sonorités austères, dont la répartition était soigneusement déréglée, introduisait un air de fatalité qui faisait mentir la joliesse de l’accompagnement. « The Day Today » de Sean Bonniwell avait été choisi par Darby Jones lui-même, qui souhaitait néanmoins éviter de recourir au hautbois, dont l’utilisation aurait par trop trahi la paresse des arrangeurs. Pourtant c’était le hautbois, comme chacun le savait, qui conférait aux accords de « The Day Today » leur caractère spectral, et là encore, Darby Jones n’envisageait que de valider ce caractère spectral, pas de le modifier. Allen Toussaint combina alors une section de trompettes avec un clavecin, obtenant le caractère recherché tout en le nuançant : ce qui sonnait intimiste et nostalgique dans la version de The Music Machine prit ici le tour d’un échange entre l’homme et le Destin, le drame se mua en tragédie, le promeneur solitaire devint soudain Roi Lear. Les deux dernières covers étaient encore plus audacieuses, en ce qu’elles étaient tirées du répertoire adolescent féminin. Sur ce point, Allen Toussaint s’était laissé convaincre par la démonstration de Dr John : « il n’y a pas de drame spécifiquement adolescent sinon dans la réponse que l’on donne à l’événement dramatique, la nature du drame reste inchangée pour tout mortel, seulement l’adulte étouffe le drame par un attachement pathologique aux conventions morales et comportementales, et le vieil homme appelle sagesse son désir mortifère, mais l’adolescent connaît déjà la mesure de ce qu’affronteront ses aînés, sa réponse est de plus la seule à se montrer digne du drame, vivre à la hauteur des événements afin d’en absorber l’énergie implique que l’on préserve en soi la dignité de l’adolescence, qui n’a rien à voir avec l’enfance, en tous points haïssable, beaucoup de ceux qu’on appelle adolescents sont en vérité soit des enfants soit des adultes, des enfants abjects et des adultes immondes, il n’y a plus d’adolescents, les adolescents ont quitté la réalité, ils l’ont abandonnée aux enfants, qui sont des idiots, et aux adultes, qui sont des crapules ». « Where Did Our Love Go » représenta l’un des moments-phares de l’album Darby Jones The Love Zombie. La musique scandait chaque temps sans jamais céder à la virtuosité rythmique, de là un groove encore plus dense naissait de la basse, du célesta et des maracas, qui tombaient ensemble chaque fois, à intervalles réguliers ; puis, les violons venaient déranger l’uniformité quasi hypnotique de la mélodie, ils s’épanchaient de plus en plus jusqu’à effacer tous les autres instruments, y compris le chant orageux de Darby Jones qui avait évolué vers un majestueux fredonnement. Et tout se dissolvait dans une brume d’outre-monde. « Paradise », le chef-d’œuvre de The Shangri-la’s, était fondé au contraire sur l’accumulation des cordes et des cuivres, présents dès le début du titre et ne diminuant jamais. Le paradis en question ne suggérait pas la quiétude mais la libre expansion des désirs et des regrets, comme si l’homme accédant au séjour éternel y faisait face à une tornade composée de tous les sentiments qui avaient été les siens. Encore une fois la circonstance se sublimait en un événement mythologique, il était par conséquent naturel que « Paradise » formât la conclusion ébouriffante de Darby Jones The Love Zombie. Les quatre compositions originales d’Allen Toussaint présentaient un aspect plus dur, plus directement funky, nécessitant le jeu Psycho-batave, c’est-à-dire indépassable, de The Meters. Darby Jones en avait écrit les paroles, autobiographiques comme l’indiquaient les titres par eux-mêmes : « Upside Messenger », « This Gate Of Mine », « I Once Had A Puppet » et « She Masters My Will ». Il s’agissait de funk à impact maximal dans le cas de la première chanson et de funk un peu plus torve, tendant vers le McWellback, dans le cas des trois autres. Les duels orgue/guitare électrique comptaient parmi les plus incisifs jamais imaginés par The Meters ; sous une armature aussi solide, la voix de Darby Jones pouvait serpenter à loisir, elle créait à chaque fois le groove par des placements qui semblaient hasardeux. Quant à la batterie, rien n’aidait à en définir strictement la nature entre rugosité et souplesse. Comme Carl Jung en avait eu l’intuition, la libido, plutôt que sexuelle, était rythmique et comme Jean Pop 2 n’eut de cesse de l’expliquer, le rythme atteignait sa pleine forme en produisant la mélodie, qui n’est pas le complément du rythme mais sa révélation, cela Dr John l’avait toujours su.

 

            Darby Jones The Love Zombie, album titanesque, ne trouva hélas pas de distributeur national. Dans une Amérique rongée par les hippies et les cowboys fumant de la marijuana, personne ne voulait entendre parler de messager d’outre-monde, de contrôle de l’esprit, de sentiments impérissables et formant colonne, de voyages infernaux et paradisiaques. On raconte encore qu’une nuit, Dr John interpréta seul au piano une première version de « I’ve Been Hoodooed » et qu’elle fit pleurer Darby Jones, qui, n’osant plus lever les yeux, avoua : « Si seulement je pouvais me rappeler quand … ».

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